✝ nous sommes censés être tout l'un pour l'autre.
Je suffoquais sous le poids de mon cadet, de ses bras serrant ma gorge. Nous étions jeunes encore à cette époque, et dieu sait si les jeunes garçons ont des jeux brutaux et dépourvus d'intérêts. Surtout lorsque l'on est la victime. « Tu es faible, une vraie larve. Je comprend pourquoi papa te déteste. » Le coup dur d'une parole ayant atteint sa cible. Mon coeur. Explosé en mille morceaux. Je n'avais jamais compris pourquoi ce frère, ce sang de mon sang me haïssait autant. Pourquoi il paraissait vouloir me faire endurer les pires souffrances, comme pour me punir. Mais de quoi? « Au moins je suis né avec un cerveau, moi. » Et que la querelle reprenne de plus belle. Je n'avais jamais voulu m'incliner face à ce cadet qui ne me respectait en rien, qui ne m'aimait pas. Et bien que les coups pleuvaient, de plus en plus forts, je m'étais roulé en boule, attendant que la foudre passe. Et elle passa. Une voix tonitruante nous fit sursauter, mon frère et moi. Papa. Lorsqu'il était en colère, il ne valait mieux pas se trouver dans les parages. Plus rapide que nous il nous saisit par les oreilles, hurlant au monde entier qu'il n'avait rien fait pour mériter pareille progéniture. Surtout pas le gringalet, je sais papa. Et c'est avec un coup de pied au derrière que nous étions renvoyés chacun de notre côté. Je croulais sous la douleur des coups de mon frère, et du regard mauvais de mon père. Il était le préféré, je n'y pouvais pas. Et en plus de mon père, mon cadet me haïssait.


✝ quand l'oiseau quitta le nid.
Je venais d'être diplômé médecin, c'était officiel. Je ne pouvais retenir la fierté, l'excitation, l'allégresse qui me submergeaient à cet instant présent. Et si notre père n'était plus là pour goûter ce doux parfum de victoire, mon frère était là. Sarcastique, comme à son habitude. « On fait comment pour soudoyer des examens? » Ahah. Je me forçais à rire à sa blague des plus puérils. (mon pauvre) Il avait intégré l'armée à ses dix-huit ans, et je devais reconnaître que son physique était impressionnant. (pas étonnant que papa ait misé tous ses espoirs sur lui) « Pareil que pour lécher les bottes à son général p'tit frère. » Petit, c'était relatif. Il me dépassait d'une bonne tête et devait faire deux fois ma largeur. Petit monstre. Grand con. Je savais (et sentais) que je ne représentais rien de plus que les années précédentes. Que cette réussite ne me remontait en aucun cas dans son estime. Mais au fil de mes années d'étude, j'avais abandonné. Abandonné l'idée d'un jour lui plaire, lui convenir. Je vivais, sans sa bénédiction, et les choses étaient très bien ainsi.

✝ en fait, on a tous besoin d'un frère.
Je fus appelé en urgence en plein milieu de la nuit, tandis que des gémissements retentissaient. Vite Judas, il y a des blessés. Je m'habillais en hâte et saisis l'équipement nécessaire. Je retrouvais cette mare de sang à laquelle je m'étais habituée dès le premier jour. Les infirmiers se répartirent un peu partout tandis que je passais pour un rapide diagnostic. Rapidité, efficacité, et surtout ne jamais se tromper. « Je veux voir Judas! » J'aurai reconnu ce hurlement entre mille. Me frayant un passage jusqu'à la couchette, je calmais les infirmiers qui tentaient vainement de lutter. « Je m'en occupe messieurs, merci. » Mon cadet se calma et se laissa observer avec attention. Était-ce du soulagement dans son regard, de la reconnaissance? Sa cuisse droite était parsemée de balles. Sans perdre une seconde j'enfilais mes gants et saisit tous les instruments dont j'aurai besoin. Je posais une main sur son front fiévreux, et lui souris. « A toi de me faire confiance les yeux fermés. » Il fit une grimace que je pris pour un sourire. Je me mis au travail, m'acharnant à lui retirer toutes ces blessures sans occasionner la moindre lésion ultérieure.

« Tu n'as pas que le cerveau, Dieu t'a donné des mains aussi. » Je le vis s'avancer, la jambe encore bariolée de bandages. Après une semaine de repos, le revoilà presque frais et disponible à repartir se faire cribler de balles. Je posais le livre que je parcourais des yeux, me redressant sur le banc. « Mais surtout une intelligence supérieure. » Il eut un petit rire et vint s'asseoir à mes côtés. Était-ce bien nous, ça? Pendant quelques longues minutes aucun d'entre nous ne prit la parole et ne brisa l'apaisant silence. C'était bon, de le voir en forme. Vivant. « J'ai eu tort. Papa aussi. Tu es un héros de guerre. Mon héros. » Si ma dignité m'en avait laissé l'occasion j'aurai versé une petite larme tellement mon coeur était gonflé de bonheur. Pas le bonheur d'être considéré en tant que héros non, c'était bien plus que cela. Le bonheur de retrouver un frère.