Qui aurait pu croire que derrière les murs de cette maison typiquement américaine, derrière ce jardin parfaitement soigné, derrière ces sourires figés, se cachait une histoire de famille chaotique ? Personne et c’est ce qui créa la surprise générale lorsque la police, les pompiers arrivèrent dans cette rue paisible d’Houston au Texas. Jared devait avoir aux alentours de huit ans quand son père cogna un peu trop fort après une énième dispute couverte par un trente trois tours ; c’était sa technique pour ne pas ameuter les voisins. Jared était resté prostré dans les escaliers, les mains collés sur les tempes, les yeux fermés – fermement – et il marmonnait des choses sans queue ni tête alors que son père hurlait sur sa mère qui se trouvait gisant sur le sol de la cuisine. Une mauvaise chute causée par plusieurs coups sur le crâne. Jared n’avait vu que la moitié de la scène, il faisait comme d’habitude, il se cachait dans les escaliers et attendait que sa mère vienne le chercher … avec une lèvre brisée, une arcade sourcilière coupée, bref quelques coups mais elle viendrait. Sauf que les choses, cette nuit là, furent différentes. Elle ne vint pas. Son père secouait Elizabeth comme s’il s’agissait d’une poupée de chiffon et la fin du trente trois tours avait alerté les voisins qui avaient, eux, alertés la police et les secours. Jared ne se souvient plus vraiment de la suite de la soirée hormis cette main qui se posa sur son épaule, du policier qui le prit dans ses bras. Il enroulait ses jambes autour du policier, serrait ses maigres bras autour de son cou et jeta un dernier coup d’œil vers la cuisine où un médecin (il avait une blouse blanche) venait d’emballer (c’est comme cela qu’il le comprit) sa mère. Sa mère était morte. Il ne lui avait même pas dit au revoir. Son père était emmené par une autre voiture, il ne le verrait plus avant son procès. Jared venait de quitter sa petite vie d’Houston pour aller vivre chez son parrain à Austin, au Texas. C’était le frère d’Elizabeth. Il vivait avec sa femme et ses quatre enfants dans un ranch où il élevait des chevaux. Jared détestait les chevaux, détestait cette nouvelle famille. Il passa par de nombreuses phases de crise qui le menèrent à prendre ses affaires pour vivre son aventure.

La liberté se mérite. Il traversa les routes en fraudant parfois le bus, le train. Il fit quelque fois la manche quand il n’eut plus suffisamment d’argent et c’est presque par hasard qu’il tomba devant ce bureau de recrutement. Lui et sa coupe blonde. Lui et son art de vouloir tout envoyer en l’air, tout le temps. Il ne vit pas le bureau de recrutement comme une solution mais il ne put s’empêcher d’y entrer. Pour voir. Pour savoir. Haïssant toutes formes d’autorité, il allait s’amuser à les provoquer … pas vrai ?

Quelques mois plus tard, c’est en treillis que l’on découvrait Jared. Cheveux rasés. Mine défaite. Il était devenu soldat sans même se souvenir comment ni pourquoi. Son commandant était un tyran digne des pires films militaires. Il détestait sa manière de les rabaisser, sans cesse. Il le considérait comme un moins que rien, toujours obligé de lui rappeler qu’il n’était rien, pas même digne de crever sur le terrain. Souvent on lui demanda ce qu’il foutait ici et à chaque fois, il répondait qu’il s’était égaré sur le chemin de l’école … ce qui le conduisait à faire plusieurs pompes ou corvées dégueulasses. On le formait à devenir un militaire. On lui donna la spécialisation de négociation et de libération d’otages … il avait la crampe pour affronter les zones terroristes (un sacré mauvais caractère mais une capacité d’analyse de la situation saisissable). Les suivis psychologiques et son histoire personnelle (elle était dans son dossier grâce aux archives de la police) le conduisirent à ce poste. Les choses s’étaient passées si rapidement que Jared ne se souvient même plus quand il a accepté (est-ce qu’il a seulement accepté ?).
Il était devenu militaire. Il se mariait deux ans plus tard avec une jeune femme rencontrée dans un bar. Becky. Une petite blonde aux yeux verts. Un vrai bijou. Elle était douce, magnifique, intelligente et voulait devenir institutrice ou quelque chose du genre. Ils s’aimaient, du moins Jared avait le sentiment de l’aimer. Ils s’installèrent dans une base militaire et ils commencèrent cette nouvelle vie faite de missions, d’absences, de disputes, de silences. Le ventre de Becky s’arrondit. Elle était enceinte. Lui était sur le terrain. Il revint pendant deux mois, pendant sa grossesse puis dut repartir aussi vite qu’il était venu. Elle accouchait alors qu’il était sur le terrain. Une fois encore. Elle lui envoya une photographie de sa fille alors qu’il venait de tirer deux militaires des griffes de terroristes.

« Parle-moi Jared. » Becky était allongée dans leur lit. Leur fille avait alors quelques mois. Il revenait d’une mission en Irak et comme d’habitude, il ne parlait que de banalités : jamais de ses sentiments, jamais de ce qu’il avait vécu, jamais. Elle caressa son crâne rasé avant de déposer un tendre baiser sur sa tempe. « Peut-être que ça te soulagerait. » Il ne parlait pas aux professionnels alors il n’allait tout de même pas lui expliquer l’état dans lequel il avait retrouvé ces soldats, ces pères de famille, ces frères d’arme. Elle n’était pas préparée à ça, elle ne le serait jamais. Alors, pour mettre fin à cette conversation, il se tourna vers elle et l’embrassa avec passion avant de profiter des plaisirs simples de la chair. Becky céda et comprit une fois de plus que son époux ne lui parlerait jamais de ce qu’il traversait là-bas.

Les années passèrent. Sa vie grandissait. Sa femme se faisait de moins en moins patiente. Puis, il revint de cette mission où il l’a rencontré. Elle. Cette femme brisée au regard vide mais aux traits d’ange. Cette poupée de porcelaine sortie de ses plus doux rêves. Il l’avait sauvé. Il l’avait aidé. Il l’avait aimé dès lors que sa main s’était tendue vers elle. Quand il revit sa femme, il eut l’impression de l’avoir trompé tant bien même que rien ne s’était passé entre eux. Il avait trompé sa femme en aimant cette autre. Les bras de sa petite fille Lucy s’enroulèrent autour de son cou et il chassa de ses pensées le visage angélique d’Elle May. « Tu as dû prendre dix kilos en mon absence. » dit-il avant de porter sa fille avec un sourire amusé. Cette dernière couvrait ses joues de tendres baisers. Du haut de ses huit ans, elle le voyait comme un héro … car après tout, c’est ce qu’il était, non ? Ensuite, il la posa par terre et se dirigea vers sa femme. A son baiser, il tendit la joue. Impossible de l’embrasser alors qu’il pensait encore à Elle May. La soirée se passa sans trop de heurt. Becky se contentait de remplir son devoir de femme en attendant que sa fille aille au lit pour profiter du retour du héros.
Ils s’embrassèrent. Ils se caressèrent. Elle l’aimait, il le savait. Il n’y arrivait pas. Il soupira. Il se retourna. Elle vint se blottir contre lui en murmurant des : « ce n’est pas grave. Ce n’est pas grave. Ne te ferme pas Jared. S’il te plait. »Lui, il fermait les yeux et ne cessait de voir le visage d’Elle May. Cette femme le hantait jusque dans son lit conjugal. Becky l’embrassait tendrement dans le dos, dans le cou, enroula ses bras autour de lui pour le serrer davantage contre elle. Il se retourna et la prit dans ses bras. Il la serrait contre lui en suppliant ce Dieu auquel il ne croyait plus de bien vouloir l’aider. Il devait aimer cette femme, son épouse. Elle continua ses baisers, essaya de reprendre la place qui lui était due et Jared remplit ses devoirs maritaux en ayant le sentiment de la trahir.

« Pourquoi ? Pourquoi est ce qu’on doit partir ? » demanda-t-elle en arquant un sourcil. Il lui avait annoncé comme ça de but en blanc qu’il partait. Il avait eu une espèce de mutation, de promotion. Il quittait la ville et la base pour en rejoindre une autre. Huntsville. « C’est l’Armée Beck. J’obéis. Tu le sais bien. » Une réponse laconique digne de Jared. Il n’avait pas cherché à lui expliquer d’avantage. L’armée l’envoyait là-bas, il obéissait sans lui expliquer qu’il s’était une fois encore attiré des ennuis avec un homologue. Une bagarre : il n’avait pas changé du tout au tout depuis l’adolescence. Le chef de base lui avait trouvé une autre place. Une ville plus petite. Une base plus familiale où il pourrait se faire un trou et surtout prendre du galon. « Mais Lucy va devoir changer d’école. Et je te signale que je suis membre de l’association des femmes de … » Alors qu’elle allait s’apprêter à se plaindre de ce bouleversement, il se retourna vers elle. « Tu referas toutes ces conneries là-bas et Lucy est suffisamment grande pour comprendre ça, non ? » Il n’avait pas parlé fort mais avait utilisé un ton sec, surprenant de sa part. Vexée, elle répliqua aussitôt : « Va te faire foutre Jared. Ces conneries comme tu dis nous permettent de survivre pendant que vous êtes là-bas. Ces conneries comme tu dis me permettent … mais qui es-tu bon sang ? tu n’es plus le même depuis ton retour d’Ethiopie ! » Les larmes vinrent se loger dans les yeux de son épouse et il ne put s’empêcher de la prendre dans ses bras. Il ne supportait pas qu’elle craque. Il ne voulait pas la faire souffrir. Pas elle. « Pardon. Je m’excuse. Ce n’est pas ce que je voulais dire. »

« Colonel Levy. » Il fit le salut militaire au chef de base avant de présenter les deux femmes de sa vie. « Voici Rebecca, mon épouse et Lucy, ma fille. » L’épouse sourit alors que la petite fille était déjà pressée de rejoindre la table.
« C’est un plaisir que de vous compter parmi nous Colonel. »

Une nouvelle vie commençait… sans savoir que les choses allaient être à nouveau bousculé parce que dans cette ville, sur cette base … un souvenir vainement enfoui au fond de sa mémoire allait ressurgir.