« Les enfants, ouvrez votre livre page 3. Nous allons voir les sons é,è, ê.» Les yeux de mes élèves me fixent, impatients de découvrir la différence qu’ils soupçonnaient à peine. Leurs petites oreilles font à peine la différence entre les sons. C’est mon rôle de la leur apprendre . J’ai toujours souhaité devenir une institutrice en classe préparatoire. Cette classe est sans aucun doute la basse de leur futur scolarité. C’est mon rôle de leur donner les meilleurs outils pour qu’ils puissent aborder les années supérieures sereinement. Mon amour pour les enfants n’est pas un leurre. Leur intérêt pour le monde, leur débit de questions à la seconde, leur envie débordante de tout connaître me plaisent. Regardez-les quelques minutes, ils sont si intéressants. Au fait, je m’appelle Rebecca Levy. On m’appelle souvent Becky, un surnom que j’ai depuis ma petite enfance. J’ai vécu au sein d’une famille calme. Fille unique, j’ai eu tout ce que je souhaitais dans la mesure du possible. Ma mère était secrétaire d’un médecin alors que mon très cher père était avocat. Ils avaient tout le temps de s’occuper de moi. Ils prenaient eux aussi leur rôle de parents à coeur. Ils en arrivaient même à oublier qu’ils étaient avant tout un couple. Je n’ai donc aucun modèle de couple, aucun modèle de relation amoureuse stable et épanouie. Cela a sans aucun doute influencé mes nombreuses relations sans lendemain à la fin de mon adolescence et au début de ma vie de jeune femme. « Théophile, on ne frappe pas sa voisine avec sa règle ! » Je commence à écrire un mot au tableau, le terme armée. Je ne l’ai en aucun cas choisi au hasard. Etant institutrice sur une base militaire, la plupart des élèves ici ont un parent militaire. La plupart du temps, ce sont les pères. J’efface rapidement ce mot, préférant en choisir un moins connoté. La figure paternelle leur manque cruellement, il est donc souvent de mon devoir de sévir. Toujours avec tact, avec finesse. Je ne veux en aucun cas rajouter à leur peine un mal être, une phobie scolaire. Pour ces gamins, je donnerai tout. Pour une petite en particulier bien évidemment. Ma petite fille Lucy qui a fêté il y a quelques semaines ses huit bougies. Il n’était pas là pour l’aider à toutes les souffler. Ma petite n’était pas seule, entourée de tous ses camarades de classe et de leurs mamans. Cependant, rien ne remplaçait sa présence. Que puis-je faire pour la soulager ? Pour pallier à son absence ? C’est ma plus grande appréhension. Que ma fille lui en veuille d’avoir choisi ce métier. Qu’elle ne comprenne pas l’importance des missions de son père. Elle est encore si jeune, si fragile. Mon rôle de mère est de la protéger, de lui faciliter la vie. ]« Quelqu’un peut me lire le mot que j’ai lu au tableau ? » Une petite lève immédiatement la main, je laisse échapper un petit rire. C’est Julia, la fille d’une copine. Toujours le doigt levé, alors que son autre main  frotte son jean frénétiquement. D’un naturel timide, la petite ne se sent à l’aise que dans la salle de cours. L’an passé, j’ai refusé de faire cours à ma fille. Elle doit apprendre à distinguer le travail de la famille. Je garde un oeil attentif sur sa progression, mais je reste sa mère. Je ne suis pas sa maîtresse. « Péche Madame ! ». Elle entend le ricanement d’un garçon, son voisin. Lui sait que ce n’est pas ça. Ce petit garçon est le plus turbulent, incapable de se contrôler. Son père n’est pas revenu depuis bientôt un an et demi. Sa mère occupée par ses cinq derniers enfants n’arrive pas à lui imposer des règles. « Presque Julia... Il s’agit du mot pêche, le fruit d’été. Peter, que je te reprenne à te moquer et tu iras dix minutes au coin.» Le petit commence à bouder. Alors que je me retourne vers le tableau, je ne peux m’empêcher de sourire. Je me vois en lui. Un peu perturbateur, envie de montrer sa présence. J’étais comme cela petite, incapable de tourner ma langue dans ma bouche avant de parler. Je me suis calmée. Plus posée, plus mâture, j’ai réussi à contrôler mon débit de paroles. Enfin presque... « Quelqu’un peut me donner un mot avec le son « é » ? »
Assise sur le bord de mon bureau, je n’ai pas le temps d’interroger un élève que Peter prend la parole. « Départ, éthiopie, blessé, armée... J’en connais plein.» Le petite baisse immédiatement les yeux, s’attendant à se faire disputer. Mon coeur se pince un peu plus lorsque je vois la plupart des élèves baisser les yeux pour regarder leurs petites chaussures. Leur souffrance est la mienne, je sais ce par quoi ils passent. La peur de répondre au téléphone. Cette peur ancrée en nous d’entendre un jour que notre proche est mort au combat. Peu importe la légion d’honneur, peu importa la décoration à titre posthume. Nous le voulons à nos côtés chaque jour. Je peux comprendre leur vocation de soldats, j’ai passé la trentaine aujourd’hui. Ces enfants sont encore si jeunes, si innocents. Ils aimeraient pouvoir jouer au foot avec leur père le dimanche après-midi, ils aimeraient même se faire disputer parce qu’ils n’ont pas mis la main sur la table. Ils manquent tant de bons moments dans la vie de leurs enfants... Comment s’en sortiront-ils ? « Oh les enfants... Je comprends votre peine et votre chagrin. Ils vont bientôt revenir d’Ethiopie, dans quelques semaines. Vos pères et mères partent pour rétablir la paix et sauver d’autres populations.  Ils nous ont promis qu’ils ne repartiraient pas de si tôt et je...» Mon voix est légèrement cassée, l’émotion dans la salle de classe était palpable. Le jeune Peter fit un bond sur sa chaise, ancrant son regard dans le mien. Même de loin, je pouvais déceler les larmes perler aux coins de ses yeux. « Des promesses, des promesses... Mon Papa il devait pas aller en Ethiopie ! Il devait revenir pour ma rentrée, mais il a menti... Il est jamais là ! » Les larmes coulent le long de mes joues. Revenez... En vie. Même cassés, même détruits. Revenez, par pitié.