17 Avril 2007,
Huntsville, AL, USA. Sept ans plus tôt.

Alfriston n'était que haine, Alfriston n'était que rage. Et la main d'Effy qui tenait la sienne dans la voiture, il avait envie de la tordre, de la briser en mille morceaux tant sa colère était grande. Sa femme sanglotait en silence, et comme si ses larmes ne suffisaient pas, il se mit à pleuvoir des cordes. Le ciel pleurait avec elle, mais Alfriston, lui, ne pleurait pas. Il bouillait.
La route depuis l'hôpital lui parut interminable, et bien qu'il conduisait, il avait l'esprit complètement ailleurs. Il ne cessait de se répéter ce que les médecins leur avaient dit. Il ne cessait de revoir leurs visages désolés, leur épaules affaissées, et cela lui donnait envie de vomir. Il était réellement pris de nausées lorsqu'il y repensait.
Hyperthermie maligne, qu'ils avaient dit. Votre enfant est mort cette nuit, d'une fièvre. D'une fichue fièvre. À cause d'une maladie génétique sa femme n'avait pas été en mesure de prévoir alors que sa propre mère l'avait. Leur fils, leur bébé, leur nouveau-né. Trois semaines. Trois minuscules semaines de vie et on le leur avait déjà arraché.
En garant la voiture, Alfriston sortit en trombe, dégageant sèchement sa main de celle de sa femme pour affronter la pluie. Et il n'attendit pas Effy. Il s'engagea dans l'allée de graviers, sentant l'eau dégouliner dans sa nuque, lui arracher d'épouvantables frissons auxquels il n'arrivait pas à prêter attention. Il atteignit le porche de leur manoir, héritage de sa famille, et tandis qu'il avait la main sur la poignée, il renonça. L'historien qu'il était décida d'allumer une cigarette. Maintenant, tout de suite. Il en avait besoin. Et ce fut avec un regard noir qu'il regarda sa femme avancer vers lui, tandis que la pluie qui s'écrasait contre les graviers résonnaient bruyamment. Il croisa le regard rouge et embué de larmes d'Effy, et tenta un instant de deviner si son visage était plus couvert de larmes ou d'eau de pluie. Le long de son nez, le long de ses joues, de son menton. Ils restèrent à se regarder pendant un long moment, lui fumant sa cigarette nerveusement, elle tremblant de froid ou agitée de sanglots. Peut-être les deux. Et il maintenant ce regard noir sur elle. Jusqu'à ce qu'il déclare : « Tu te rends compte de ce que tu as fait, Effy. » Ce n'était pas même une interrogation, et cela eut pour effet de faire éclater en sanglot sa femme qui répliqua aussitôt, le visage tordu par le chagrin et la douleur : « Je t'en prie, Al, ne fais pas ça... ! »
– Ne fais pas quoi ? Répliqua-t-il furieusement en tirant sur sa cigarette.
– Ne fais pas comme si tout était de ma faute, s'il te p...
– Tout est de ta faute, la coupa-t-il. Notre enfant, Effy ! Notre fils est mort par ta faute !
Elle pleurait, elle ne s'arrêtait plus, elle poussait de ces gémissements qui lui écorchait les oreilles, il voulait qu'elle cesse. Il sentait d'autant plus la fracture qui se faisait entre eux, maintenant. Et il ne voulait que l'accentuer, il ne voulait que tirer de son côté pour lui faire mal, parce qu'il la haïssait tellement, il lui en voudrait pour le restant de ses jours.
Comme elle continuait à pleurer et qu'il avait terminé sa cigarette, il la jeta par terre et l'écrasa de son talon. Puis, il rentra. Claquant la porte derrière lui. Il était trempé, dégoulinant de partout. Le froid lui mordait la peau et il alla augmenter la température du chauffage d'un geste agacé. Il avait envie d'une autre cigarette. Il en sortait une de son paquet lorsque Effy rentra à son tour. Et Dieu lui en fut témoin, il ne supporta pas qu'elle se trouve dans la même pièce que lui. Alors il quitta le hall pour aller fumer dans le salon. Nerveusement, toujours. Comme pour se retenir de laisser sortir ce flot de noirceur qui ne cessait de frapper à la porte. Pour le tenter. Parce que cette noirceur était dévastatrice, il le savait.
Et il fallut que Effy le rejoigne au salon. Là, il posa sa cigarette dans le cendrier et avança vers elle dangereusement. Il l'attrapa par les cheveux et la fit monter avec lui à l'étage. Elle criait. Elle se débattait, mais il ne la lâchait pas. Ne l'écoutait pas. Il la traîna presque jusqu'à la chambre toute de bleu peinte prévue pour leur fils et la poussa  à terre près du berceau. Il cria : « C'EST DE TA FAUTE ! Tu aurais dû le savoir, c'est ta saleté de mère, c'est ton sang, tes gènes ! » Puis, dans un élan de folie, il attrapa le berceau et l'envoya contre le mur. L'objet se brisa en plusieurs morceaux, dont certains roulèrent jusqu'à Effy qui, par terre, s'était protégée la tête de ses mains. Une lueur sauvage dans les yeux, Alfriston était hors d'haleine. Le flot de noirceur. Il l'avait déversé. Et lorsqu'il croisa la terreur dans les yeux de sa femme, la sauvagerie dans son regard se transforma en dégoût, et il recula pour sortir, claquer la porte. Et verrouiller de l'extérieur.




23 Novembre 2014,
Huntsville, AL, USA.

La fille avec qui il avait passé la nuit était encore blottie contre lui. Faut dire qu'il était sept heures du matin. Mais Alfriston ne dormait pas. Enfin, il ne dormait plus. Il récitait son discours, celui qu'il prononcerait dans quelques heures devant la mairie d'Huntsville, et ce dans le silence le plus complet. Il aimait faire ça. Réciter ses discours de tête. Faire travailler sa mémoire. Ça lui faisait oublier tout le reste. Cette fille d'à peine vingt-cinq ans lovée dans ses bras. Ses opposants aux élections. Les menaces qu'il recevait en permanence de la part de quelque illuminé de l'armée. Ces petits merdeux de lycéens à qui il faisait cours, ces universitaires qui se permettait de le corriger en plein cours – oui, ça lui était déjà arrivé.
Il finit par se redresser pour s'asseoir au bord du lit. Dans son geste, il réveilla la fille, qui remarqua alors seulement la grande brûlure dans son dos. Elle y passa sa main, mais Alfriston la lui intercepta et l'abandonna sur le lit. Elle ne recommença pas. Enfin, si, mais plus haut. Là où la peau était lisse, vierge de toute marque. Alfriston se frotta longuement le visage, les cheveux en désordre, tandis que la fille passait ses mains devant lui pour les faire glisser entre ses cuisses. Il grogna avant de les lui intercepter à nouveau, puis il se leva pour partir à la recherche de ses vêtements éparpillés un peu partout sur le sol. La fille lui demanda alors si elle le reverrait, et il ne répondit pas. Pas tout de suite. Il enfilait ses vêtements. Alors qu'il boutonnait sa chemise, il répliqua en lui lançant un drôle de regard : « Peut-être. »

Deux heures plus tard, après avoir fait un saut chez lui pour prendre une douche rapide et des nouveaux vêtements, Alfriston reprenait sa voiture pour retourner en ville. Effy avait rasé les murs en le voyant, et il s'était contenté de lui lancer cet éternel regard noir qu'il lui réservait à chaque fois.
Il arriva sur place avec dix minutes d'avance, mais déjà, il y avait du monde. Il gara sa voiture et fut de suite assailli pour une journaliste à laquelle il adressa un sourire charmant. Il répondit à deux, trois questions tout en progressant vers la mairie, puis il monta sur la petite estrade dressée pour l'occasion. Les habitants étaient venus nombreux, beaucoup d'entre eux avec des pancartes qui criaient leur soutien à l'historien, d'autres qui criait leur haine pour Redstone. Alfriston sourit en voyant tous ces regards levés vers lui. Il posa son mémo sur la table, même s'il savait d'avance qu'il n'y jetterait pas un seul regard. Il s'éclaircit la gorge en se tournant légèrement sur le côté pour ne pas que le micro capte ce léger toussotement de mise en situation, puis il déclara : « Mesdames et messieurs, je vous souhaite le bonjour. » Certains lui répondirent, d'autres pas, mais il sut à ce moment qu'il avait l'attention de tous. Il enchaîna : « Je ne suis pas venu vous énumérer une énième fois ce qui est proposé dans mon programme, car vous le savez sans doute mieux que moi. »
– Ouais, parlez-nous de la base ! Cria un homme.
Des commentaires approbateurs montèrent suite à cette intervention, et Alfriston décida d'en jouer. « La base, vraiment ? Vous connaissez tous mon amour pour cette chère base militaire, pourtant ! » Les gens se mirent à rire, et Alfriston ne put s'empêcher de rire lui aussi. Oh, bien sûr qu'il en profitait. Il était le favori pour les prochaines élections, il jouait énormément de cet avantage. Être à l'aise avec les gens. Plaisanter. Tout ça faisait partie du rôle.
« Aux dernières la base de Redstone et son général (il exécuta une révérence grotesque) Fenton-Rhodes avaient décidé de donner une petite interview au Daily Huntsville, pour apaiser les choses. Qui ne l'a pas lu, ici. Tout le monde l'a lu. Pourquoi ? Parce que les gens ont peur. Ils ont peur que ce cher Fenton-Rhodes ne soit pas à la hauteur et ne sache pas diriger ses hommes comme il se doit. Deux soldats ont déjà fait les frais de ce manque de rigueur de la part de notre général. Les prochains, messieurs dames, seront les civils ! »
Les habitants se mirent à gronder, à parler entre eux, à hocher la tête vivement.
Les habitants se mirent à gronder, à parler entre eux, à hocher la tête vivement. Alfriston en profita pour ajouter, pour alimenter le feu qui s'emparait de son public : « Fermons cette base ! Mettons un terme au recrutement militaire concernant cette ville ! En agissant ainsi, nous pouvons avoir un impact concret pour empêcher des guerres illégitimes telle que celle qui se déroule présentement en Afghanistan. Dîtes-moi, depuis quand sacrifions-nous nos vies pour des guerres qui ne profitent qu'aux firmes pétrolières et aux marchands d'armes ? » Son discours enragé avait conquis les habitants, qui applaudissaient et brandissaient leurs pancartes, enhardis.
Alfriston choisit ce moment pour passer un regard inébranlables sur toutes ces personnes, qui se faisaient plus nombreuses à l'approche des élections. Il ajouta, avant de prendre son mémo et de le fourrer dans sa poche : « Vous voulez que tout ça cesse ? Vous savez pour qui voter. » Puis, il descendit de l'estrade pour se frayer un chemin parmi les habitants, que quelques policiers écartaient pour le laisser passer.