« Qu'est ce que c'est que ce bordel ? » La délicatesse et Lip, entre eux ça n'avait jamais fait bon ménage ; ponctuant ses phrases de jurons bien placés, on pouvait difficilement distinguer les moments où il les pensait réellement, et ceux pour la forme. Pourtant, face au ton de sa voix, la cadette Ingram savait à quoi s'en tenir. Fidèle à elle-même, Jemma décida pourtant de lui tenir tête. C'était ce qu'elle savait faire de mieux après-tout. « C'est un sac, Philip. » Les sourcils du jeune homme vint se rejoindre, déformant ses traits dans une mimique mécontente. Il savait qu'elle ne lui réservait rien de bon quand elle utilisait son prénom dans son intégralité ; c'était un défi.  « Fait pas la maligne, gamine. On a pas l'argent pour s'acheter ce genre de merde, tu le sais très bien. Comment tu as trouvé ça ? » Chez les Ingram, les temps étaient durs ; ils n'avaient jamais été très simple, il était vrai, pourtant depuis que leur mère avait perdu l'un de ses nombreux emplois, la petite famille avait tout juste de quoi manger. La brune n'aurait donc jamais pu se procurer ce sac qui valait, il en était sur, plusieurs centaines d'euros. « Cadeau de mon copain. » souffla-t-elle, peu convaincue par son propre mensonge.  « Ton copain ? Tu veux dire, le fils du vieux Pudge à trois blocs d'ici ? Celui qu'on a foutu à la rue parce qu'il ne payait plus son loyer ? » Le regard de sa cadette se défila.  « Ne me ment pas Jem', pas à moi. Je sais quand tu le fais, c'est moi qui t’ai appris. » Le poing de Lip se serra. Il ne voulait pas s'énerver, il ne voulait pas la contrarier ; pas sa petite sœur. Pourtant, c'était pour son bien. La belle avait été épargnée par la vie qu'il avait vécu étant enfant ; de plus de 6 ans son aîné, il avait toujours su prendre soin d'elle, comme leur mère n'avait jamais fait pour lui. Elle avait beau être sa demi-sœur -car madame Ingram ne connaissait l'identité ni de son père, ni celui de Jemma-, il aurait été prêt à tout pour elle. Aussi, la voire ainsi agir comme lui avait fait quelques années plutôt, il avait du mal à l'accepter.  « Fait pas ça. Si j'apprends que tu as volé encore une fois, j'appelle Heathcliff pour qu'il t'embarque au poste. » Heathcliff. Un nom que la belle connaissait bien ; celui du meilleur ami de Lip durant de nombreuses années, aujourd'hui devenu officier de police. Un homme qui leur avait bien souvent sauvé la peau, l'un comme l'autre. « Lip ... » « Il y a pas de Lip ! Tu t'embarques pas dans ce genre de truc, compris Ingram ? » Les doigts de Jemma s'enroulèrent autour de son nouveau sac, le regard brillant. « Donc tu as le droit de faire ce qu'il te plait, mais pas moi ? C'est ça ? » « C'est ça princesse. C'est comme ça que ça marche. C'est injuste, mais c'est comme ça ; bienvenue dans la vraie vie. » Une mimique hautaine ancrée sur les traits encore enfantins de son visage, Jemma soutint le regard menaçant de son aînée. A seulement seize ans, elle avait déjà un caractère bien trempé, surement trop d'après Lip. Mais elle savait écouter son frère, elle savait que depuis sa plus tendre enfance, tout ce qu'il faisait, c'était pour elle. Les cambriolage, les vols à l'étalage, les arnaques. Elle savait que sans cela, elle n'aurait jamais pu s'offrir ces nouvelles chaussures qu'elle aimait tant, ou jouer avec la dernière poupée en vogue dans la cours de récréation. Et elle lui en était reconnaissante ; du moins elle essayait la plupart du temps. « T'es vraiment un connard, Lip. »  « Dis-moi quelque chose que je sais pas déjà gamine. »

Le souffle court, les yeux dans le vague. Lip courrait depuis plusieurs minutes maintenant, pourtant il avait toujours l'impression que la scène se trouvait encore juste dans son dos. Qu'elle se trouvait toujours dans son dos. Il entendait encore les sirènes, et les cris des otages à l'intérieur de la petite banque qu'ils avaient pris pour cible. Une opération qui se devait être un simple braquage de routine ; prendre de quoi tenir quelques mois, puis se barrer. Pourtant, les sirènes les avaient interrompu. Lancinantes,  agressant ses oreilles chaque fois un peu plus. Lip n'avait même pas pris le temps de penser. Ses jambes étaient parties, toutes seules, sans un regard derrière lui. Un cris, trois mots pour prévenir sa coéquipière : on se tire. Trois mots qui n'avaient pourtant pas suffit, puisque c'était à l’abri au fond d'une ruelle qu'il avait aperçu les officiers de police pénétrer dans la banque, sans voir ressortir sa complice. Alors Lip avait compris : elle était perdue. L'homme n'avait rien d'un héro, au contraire, Ingram aimait bien trop son petit confort personnel pour se sacrifier ainsi. Elle était perdue, pas la peine d'aller chercher plus loin. Pas la peine de courir à son secours. La môme était débrouillarde, Lip en était certain, elle saurait s’en sortir. Alors il avait pris la fuite, bien décidé à mettre le plus de distance possible entre ces ordures de policiers et le confortable butin amassé avant leur arrivé. Son coeur se serra pourtant, à l'idée qu'il ne la reverra surement plus jamais ; les souvenirs qu'ils partageaient revinrent hanter son esprit, souvenirs qu'il s'empressa de réfréner. Des lèvres, des étreintes, il en trouverait d'autres. Car ce n'était certainement pas derrière les barreaux qu'il allait profiter des siennes.  « Espèce de connard ! » Le policier n'attendit pas l’invitation de son ami d'enfance pour pénétrer dans son appartement, poussant vivement Lip d'un coup d'épaule bien placé pour se frayer un chemin. Cigarette à la bouche, surpris mais pas le moins vexé par son arrivée mouvementée, Lip ferma la porte après Heathcliff. « Ravi de te revoir aussi Heath. A quoi je dois cet accueil chaleureux ? » « Une gamine Ingram ! C'était juste une gamine ! » Lip comprit enfin la visite inopinée de son meilleur ami d'enfance : Rhea. Une journée était passée depuis le braquage qui avait mal tourné, et il n'avait pas eu de nouvelles ; il n'avait pas cherché non plus ce qui avait pu lui arriver d'ailleurs. Il avait beau se sentir seul le soir, ce n'était plus son problème. « Je veux bien couvrir tes merdes Lip, je veux bien que tu aies à nourrir ta mère ou Jemma. Mais embarquer des gamines dans tes embrouilles ? C'est petit, même pour toi. » « Écoute Heath, je l'ai pas embarqu- » « Je suis pas venu pour que tu me donnes une explication. Je suis venu pour te prévenir : c'était la dernière fois que je te couvrais le cul. Je veux que tu fasses tes valises, et tu quittes la ville. Tu fous le camps, où je vais miraculeusement retrouver quelques preuves sur d'anciens braquages qui pourrait t'envoyer directement par la case prison. Compris ? » D'habitude si calme, Lip sentit pourtant l'étau se resserrer autour de lui. Il n'hésita pas longtemps. Il avait aimer sa mère, et sa sœur plus que tout, après tout sa famille, c'est tout ce qu'il avait ; pourtant, Lip n'avait pas le choix cette fois-ci. Et la prison, encore une fois, c'était impensable. Alors il avait fait ses valises, sauté dans sa nouvelle voiture et mis les voiles. Sur la route, pour plusieurs années, sans laisser la moindre trace de son départ.

Le petit supermarché était désert en ce début d'après-midi de semaine. Pantalon de jogging et vieille chemise en flanelle à carreaux, Lip déambulait dans les allées du magasin, à peine réveillé. Voila maintenant trois mois qu'il s'est installé à Huntsville, une petite bourgade paisible de l'Alabama ; son refuge depuis son dernier braquage, depuis l'accident. Le truand avait faillit perdre la vie, se prenant une balle dans l'épaule, et une autres à quelques centimètres du cœur. On l'avait soigné dans le plus grand des secrets, période de convalescence où l'homme avait pris une décision : il était temps, il allait prendre sa retraite. Il était devenu trop vieux pour ces choses là, il avait besoin de se poser quelques temps. Alors il avait trouvé Huntsville, une petite ville tranquille. Il avait acheté avec l'argent qui lui restait de ses braquages une petite maison en périphérie de la ville, qu'il avait décidé de retaper lui-même. Lip avait même réussi à dégotter un petit job à la base millitaire voisine, pour aider à payer les factures. Tout paraissait parfait. Mais pas pour lui. Car sa vie bohème et dangereuse lui manquait, l'adrénaline lui manquait. A Huntsville, il n'y avait rien, rien que trois ploucs qui arpentaient les allées de la supérette avec lui. Lip s'ennuyait, et il n'arrivait pas à trouver une occupation digne de ce nom ; alors en attendant, il faisait chier son monde, son activité favorite. Cigarette à la bouche, portefeuille dans la main, il cherchait de quoi tenir une semaine sans revenir dans cette boutique décrépie. Du lait, du bacon, des barres chocolatés ... Sur son chemin, un chariot rempli à craqué lui bloquait la route ; le truand attrapa la boite d’œuf sur le dessus du tas, avant de l'ajouter à son propre panier. Au fond de l'allée, la ménagère cinquantenaire qui l'avait pris la main dans le sac le dévisagea, outrée. Face à une telle mimique, Lip poussa doucement le côté du chariot, le renversant dans un bruit de fracas assourdissant, répandant dans sa chute l'intégralité de son contenu sur le sol. La femme s'éloigna vivement, apeurée, tout en jurant à mi-voix. « Connard ! » Pour toute réponse, Lip lui présenta son majeur, avant de reprendre sa route vers la petite caisse du magasin. Un connard, oui, il l'était. On lui avait suffisamment répété tout au long de sa vie pour qu'il le comprenne. Mais il était heureux ainsi, vivant pour lui et pour personne d'autre, profitant égoïstement de sa bien triste vie. Et si cela devait faire de lui un connard, tant pis.