“ and there will come a time, you'll see, with no more tears,
and love will not break your heart, but dismiss your fears... ”

huit ans. Amy entendit la clé tourner dans la serrure de la porte d'entrée ; puis le bruit sourd d'une porte qu'on a du mal à ouvrir, suivi de l'odeur écœurante de gin et tabac. La fillette sentit sa mère retenir brusquement sa respiration, prise de panique rien qu'à ces simples bruits et odeurs, et pour une simple et bonne raison : son mari était rentré, plus tôt que d'habitude. Et, par son air menaçant, il semblait avoir plus bu que d'habitude. La femme Westerfield se leva rapidement, prenant ses deux filles par la main. Le cœur de la plus jeune des deux sœurs battait à la chamade, serrant très fort la main tremblante de sa maman. Et puis, tout se passa très vite : la main du grand homme serrant violemment son bras, les coups à Charlie et leur mère, la chute douloureuse. Puis le violent bruit métallique d'une casserole cognant quelque chose de dur, leur père inconscient au sol, et une course frénétique qui ne semblait plus finir. La tête de la fillette était embrouillée, le sentiment d'être spectatrice de l'action persistant. La vision étrange d'hommes armés, sa mère en larmes, une discussion pressée qu'Amy ne saisit pas immédiatement. Et, enfin, elle comprit : elles étaient parties. Parties de l'enfer qu'était leur maison, cet enfer créé par leur tyran de père, avocat frustré essuyant les échecs au boulot reversant cette frustration sur sa pauvre famille. Leur refuge serait désormais la base militaire, à Huntsville. Elles étaient libres.

neuf ans. Cela faisait uniquement quelques jours qu'Amy avait commencé l'école à Huntsville, et elle s'en sortait plutôt bien. Elle s'était même faite quelques amis... Six mois s'étaient écoulés depuis qu'elles étaient arrivées. Six mois difficiles pour toute la gente féminine Westerfield. Le procès de leur père, condamné à huit mois de prison et interdiction de leur approcher à sa sortie, les pleurs constants de leur mère, l'humeur lugubre de Charlie, les cauchemars d'Amy. La petite n'était pas idiote, même aussi jeune. Elle savait que ça n'allait pas chez elles. Mais jamais, jamais elle ne se serait attendue à voir, au retour d'un simple jour d'école, son aînée dans une mare de sang dans la salle de bain. Intelligente et responsable, elle appela l'ambulance comme elle l'avait fait maintes fois depuis son enfance sans céder à la panique. Et elle sauva sa soeur d'une mort presque certaine. De sa tentative de suicide. Les diagnostics furent clairs : dépression. Cependant, malgré le fait que sa petite soeur l'avait trouvée avant l'inévitable, Charlie prit ses distances d'Amy, ne lui pardonnant pas ce geste. Et malgré le fait que sa soeur se refusant de la laisser l'aider, la plus jeune se donna la mission de prendre soin de la plus âgée à partir de ce jour-là.

quatorze ans. Après six ans compliqués et instables, parsemés de rendez vous hebdomadaires chez toutes sortes de thérapeutes, Amy se sentait bien, à Huntsville. Les crises de panique s'étaient atténuées au fil des années, transformant la fillette effrayée du monde l'entourant à une adolescente souriante, pleine de vie et prête à tout pour sa famille. Famille qui, contrairement à Amy, était loin de s'être habituée à cette vie plus ou moins paisible. Charlie semblait faire, pour ainsi dire, n'importe quoi : alcool, fête et fréquentations peu respectables faisaient partie de son quotidien. Leur mère était ailleurs. Son travail n'allait pas très bien. Mais elles s'en sortaient. Tout irait bien. Tout allait déjà bien. Et puis, lorsque tout commençait réellement à s'arranger... Le cauchemar revint. La personne qui avait ruiné deux enfances, rendu trois âmes instables et effrayées. Un soir, il toqua. Charlie était sortie, comme souvent. Amy était allée dormir chez une copine. Leur mère fut la malchanceuse qui ouvrit la porte. Deux coups de feu en pleine poitrine de la femme. Puis un, dans le crâne de l'assassin. Le père de famille, meurtrier et suicidaire. Deux vies arrachées au monde, une seule innocente. Et les deux enfances brisées à nouveau.

quinze ans. Ce fut difficile. Plus que difficile. Insupportable, même. Leur pilier, leur génitrice, l'être qui leur était le plus cher était partie. Le temps d'un claquement de doigts, elle s'était éteinte. Injustice. Charlie avait été sur le point de sombrer à nouveau dans la dépression, mais, cette fois-ci, elle s'était résignée, épuisée, à accepter l'aide de la seule personne qui lui restait, sa jeune soeur qu'elle avait enfin pardonné. Et avait rejoint l'armée, malgré les protestations d'Amy. Cette dernière, quant à elle, n'avait pas abandonné un seul instant sa façade forte et souriante, même si la perte de sa mère l'avait irrémédiablement affectée et meurtrie ; et, suivant sa bonne vieille promesse faite à elle-même d'aider son aînée quoi qu'il se passe, elle prit à coeur le rôle d'adulte de la maison et trouva plusieurs petits boulots en dehors du lycée pour aider à payer le loyer. Elles avancèrent, donc. Quelques pas à la fois, lentement, elles se remirent à vivre. Laissant définitivement leur enfance derrière elles.

vingt-trois ans. Amy était devenue, au fil des années, une jeune femme jolie et pleine de vie, affichant constamment un sourire capable d'illuminer une pièce tellement il était sincère et doux. Même avec un difficile passé sur les épaules, elle n'avait jamais arrêté de sourire. Elle avait trouvé un poste fixe à la mairie ; attachée de presse, précisément. Un poste plus qu'honorable, pour son jeune âge. Sa vie ne pouvait aller mieux... Mais pouvait aller pire. Une erreur, pourrait-on l'appeler. C'était une de ces soirées sans grand intérêt, où rien ne devrait arriver. Elle s'était dirigée vers le bar du coin, prévoyant de siroter un bon mojito en lisant un bouquin au hasard. Elle s'était décidée pour The Great Gatsby, conseillé par son adorable rouquine de Jamie. Et puis, en rentrant, elle l'avait remarqué, accoudé au comptoir, et plutôt pas mal dans son genre. Pour une raison inexplicable, elle l'avait approché ; pour une raison encore plus inexplicable, il ne l'avait pas remballée. Et ils avaient parlé. Quelques minutes, quelques heures, aucune idée. Il l'avait impressionnée. Elle l'avait intrigué. Ils avaient tous deux vu la vulnérabilité dans le regard de l'autre. Le refus de s'abandonner. Et ils avaient fini la nuit ensemble. Une nuit intense et étrangement passionnée. Jusque là, rien de vraiment si mal, pourrait-on croire. Sauf que... Sauf que, environ deux mois plus tard, elle attendait un gamin. De, probablement, le dernier homme qu'une femme voudrait avoir comme père de ses enfants.