- Il est militaire ?
- Non.
- Ah...
- C'est quelqu'un de très bien papa, même s'il n'est pas militaire.
Mon père prend sa tête des mauvais jours, il hausse les épaules avant de s'éloigner en marmonnant des mots dans sa barbe. Je secoue doucement la tête en esquissant un petit sourire avant de me retourner vers ma mère et mon frère qui m'adressent tous deux un sourire encourageant et mon frère va jusqu'à me faire un petit clin d'oeil. Mon sourire s'élargit et je jette un coup d'oeil à ma montre. Je prends une profonde inspiration : Max va bientôt arriver. C'est le grand jour, je lui présente ma famille. J'ai gardé cette relation secrète jusqu'à ce qu'elle devienne véritablement sérieuse et maintenant qu'elle l'est, je souhaite le présenter à ma famille seulement voilà, Max n'est pas militaire, oh non. Lui, il est informaticien. Son métier lui plaît et moi il ne me dérange pas mais mon père... Il est militaire, mon frère lui aussi est militaire, je suis militaire, maman est infirmière... Disons que dans la tête de mon père, informaticien ça ne sert à rien alors que nos métiers à nous servent à quelque chose, vous voyez ? Donc, pour le coup, il ne prend pas bien la nouvelle mais je ne m'en inquiète pas. Il va apprendre à connaître Max et il va l'adorer, je n'ai aucun doute là-dessus parce que mon père a beau avoir des idées pré conçues, il n'est pas borné au point de détester mon petit ami juste parce qu'il ne fait le métier que lui n'aurait jamais choisi. Son métier c'est une vocation, c'est pareil pour mon petit frère, pareil pour ma mère et moi aussi en réalité. C'est comme ça, ça ne s'explique pas vraiment même si j'ai choisi un domaine dans lequel mon père ne me voyait pas au départ. Je lui ai cependant prouvé qu'il avait tort, que sa petite fille était bel et bien capable d'intercepter des informations et de les traduire en temps et en heure, que sa petite fille pouvait avoir cette utilité là en particulier. Enfin, petite fille, je ne le suis plus depuis longtemps mais je sais que malgré mon âge, malgré mon métier, malgré mon grade, il me verra toujours comme sa petite fille qui faisait mille et unes cabrioles quand elle était petite, qui lui piquait ses uniformes alors qu'ils étaient dix fois trop grands quand elle était adolescente... Il me verra toujours comme ça et moi, je le verrai toujours comme mon héros.
Il sera toujours mon héros mon père.
∆∆∆
- Faisons un bébé.
- Pardon ?
Je manque de m'étouffer en avalant ma gorgée de limonade bien fraîche. Je plante mon regard éberlué dans celui de Max qui me regarde avec un petit sourire coquin sur les lèvres. Voilà deux ans que nous sommes ensemble et nous n'avons pas vraiment parlé de faire un enfant. En réalité, le sujet de conversation a dû être abordé à quelques reprises mais jamais de façon sérieuse. Et lui, il me balance ça comme ça à la figure.
- Tu as très bien entendu.
- D'accord, j'ai bien entendu. Ne faisons pas de bébé.
J'esquisse un sourire en haussant les sourcils avant de reprendre une gorgée de limonade.
- Pourquoi pas ?
- Parce que je veux pas.
- Faux, tu mens.
Je repose mon verre et l'observe en silence.
- Tu veux mais tu as peur, ce n'est pas la même chose.
Ma mâchoire se crispe et je pince les lèvres.
- Tu sais à quel point ta façon de lire en moi comme dans un livre ouvert me fatigue ?
- Je sais.
Je soupire, me perds dans la contemplation de mon verre à moitié vide, ou à moitié plein, ça dépend de quel point de vue on se place.
- D'accord, j'ai peur. Tu as vu le monde dans lequel on vit ? J'ai pas envie de faire naître un bébé dans ce monde-là...
J'en frissonne même et me dandine sur ma chaise, très mal à l'aise. J'adore les enfants et oui, j'aimerais en avoir mais pas maintenant, pas dans les conditions actuelles.
- Ce monde est trop dur, trop violent, trop brutal... Si je dois avoir un enfant, ce sera en temps de paix.
- Nous sommes en temps de paix.
- Non. On dirait mais non.
A son tour de m'observer en silence. Combien de fois lui ai-je répété que nous sommes en guerre même si la guerre ne se déroule pas sur le sol américain ? Maintes et maintes fois alors il doit bien comprendre ce que je veux dire. Il faut qu'il me comprenne. Il soupire à son tour.
- Et si la paix n'arrive jamais, on n'aura jamais d'enfants ?
- On y arrivera, c'est pour ça qu'on se bat.
Je sais que mon regard brûle d'une conviction inébranlable.
- On verra à ce moment-là.
Voilà la seule véritable réponse que j'ai à lui offrir.
On verra.
∆∆∆
Autour de nous tout le monde s'agite. Les couples se disent au revoir, les enfants se pressent contre leurs parents et moi, mon sac sur le dos, ma casquette dans la main, j'ai le front posé contre celui de Max. Mes yeux sont fermés, je savoure le moment alors que mon cœur est terriblement serré : la séparation est toujours difficile parce que même si je sais pour combien de temps je suis censée partir, dans le fond, je ne suis jamais certaine de quand je vais véritablement revenir. Lui, il reste ici, il m'attend à chaque fois que je pars à l'autre bout du monde pour essayer de sauver ce qu'il reste à sauver là-bas. Je sens ses mains se poser sur mes joues et je rouvre les yeux. Du bruit sur ma droite me fait détourner le regard et j'aperçois une petite fille qui pleure dans les bras de son père tandis que la maman tient un bébé dans ses bras. Je fronce les sourcils, me revoit enfant, revois mon frère enfant et les larmes me montent aux yeux. Je reporte mon regard sur Max qui me fixe avec intensité comme c'est toujours le cas juste avant que je ne parte.
- On verra à mon retour.
- Quoi ?
- On verra à mon retour.
Je répète en insistant sur les deux premiers mots tout en esquissant l'ombre d'un sourire. Quand je vois que la compréhension se fait dans son regard, il esquisse à son tour un sourire. Je sens ses doigts presser davantage la peau de mes joues.
- C'est vrai ?
- Oui... je réponds dans un souffle en hochant la tête.
La seconde d'après, ses lèvres s'écrasent sur les miennes et mes mains s'accrochent à lui. Lorsque ses bras m'enferment tout contre lui, mon étreinte se fait forte, violente, urgente. Je ferme les yeux.
- Sois prudente.
- Toujours.
Et je le suis toujours. On nous appelle. Je rouvre les yeux que je parviens par je ne sais quel miracle à garder secs. Je place ma casquette sur ma tête et plonge mon regard dans celui de Max.
- Tu sais ?
- Je sais. Et toi tu sais ?
- Je sais.
Nous sommes idiots avec ça. On ne se dit pas « je t'aime », jamais. On se dit ça, ce « Tu sais ? Je sais » parce qu'on sait oui. On n'a pas besoin de se le dire. C'est tout. Un dernier baiser. Il se recule. Je me recule.
- Bonne chasse.
Je hoche la tête tandis que mon visage se pare de traits plus durs : je pars en chasse, comme à chaque fois. Je me retourne et quitte le hangar où toutes les familles restent en retrait tandis que nous, militaires, nous avançons sur la piste pour aller rejoindre l'avion qui va nous emmener en terre ennemie. Je ne me retourne pas pour regarder Max. Je me l'interdis. Je me le suis toujours interdit.
C'est mieux pour moi.
C'est mieux pour lui.
C'est mieux pour nous.
∆∆∆
Mon oreille droite siffle, bourdonne et me fait un mal de chien. Je plaque ma main contre mon oreille et lorsque j'observe ma main, je vois du sang. Mon tympan a éclaté, j'en suis certaine. Je secoue la tête, j'essaye de reprendre mes esprits, d'y voir clair dans ce chaos mais au milieu de la fumée, de la poussière et des hurlements c'est très difficile d'y voir clair. Je vois au sol des choses que je ne voudrais pas voir. J'entends des choses que je ne voudrais pas entendre. Je rampe au sol dans la poussière et le sang, je m'approche du premier corps que se trouve au plus près de moi ou plus exactement de ce qu'il en reste. Je me penche au-dessus du visage figé dans l'horreur pour essayer de percevoir une respiration mais rien. En même temps, qui pourrait être vivant dans cet état-là ? Il me semble entendre mon nom, il me semble reconnaître la voix mais je n'entends pas très bien.
- Pierce ?
- Stevenson !
Je vois son ombre s'approcher de moi et je rampe jusqu'à lui. Toucher son bras me rassure. Savoir qu'il est là me rassure. Est-ce qu'il ne reste que nous deux du convoi ? Apparemment oui. Alors ça veut dire que les cinq autres sont morts. On se regarde mais très vite, des voix nous parviennent et on n'a pas le temps de se saisir de nos armes à feu que nous sommes séparés et plaqués au sol. Je les entends parler. Dans mon esprit, la traduction se fait toute seule puisque je parle couramment leur langue et une chose est certaine : ce qui nous attend n'a rien de rassurant. J'ai une pensée pour Max avant qu'on ne me mette un sac noir sur la tête et que ma vue soit coupée de ce qui m'entoure.
∆∆∆
Cinquante trois jours et je tiens le coup. Ils cognent, torturent mais ils ne récoltent que des hurlements de ma part, aucune information. Je ne trahirai pas mon pays, je préfère mourir. Je l'ai toujours dit et ce n'était pas des paroles en l'air : je le pense, du plus profond de mon cœur. Je suis prête à donner ma vie pour mon pays alors oui, je donnerai ma vie plutôt que de leur donner à eux des informations qui pourraient compromettre les équipes sur le terrain. Pour la énième fois ils me sortent de ma cellule. Pour la énième fois ils me traînent dans le couloir. Pour la énième fois ils m'emmènent dans cette foutue salle d'interrogatoire sauf que cette fois, Pierce est là lui aussi. Lorsque je le vois attaché sur une chaise, mon cœur se serre : qu'est-ce qu'il fait là ? Pourquoi l'ont-ils amené ? Il est dans un piteux état lui aussi. Ils m'installent sur une chaise en face de lui et on se regarde en silence et finalement, il ne nous faut pas plus de quelques instants pour comprendre ce qu'ils ont l'intention de faire. Ils n'ont pas réussi à nous briser en nous interrogeant séparément : ils pensent réussir à nous briser en interrogeant l'un tout en torturant l'autre. C'est ça leur idée et elle est monstrueuse mais aussi judicieuse car si je suis prête à donner ma vie et si lui aussi est prêt à donner sa vie, est-ce qu'on sera prêt à donner celle de l'autre pour ne pas donner la moindre information à l'ennemi ? Est-ce qu'on sera prêt à sacrifier la vie de l'autre pour protéger nos autres compagnons ? On choisit pour soi, on ne choisit pas pour les autres. Nos ravisseurs s'agitent, ils déposent du matériel informatique non loin de moi. J'aperçois le casque et je sais où ils veulent en venir : ils veulent que j'écoute, que je décode, que je transmette les informations, que je leur transmette, à eux, les informations. Je les regarde en silence, impassible mais quand ils s'approchent de Pierce je me crispe sur ma chaise. Leur chef me regarde avant de me pointer du doigt.
- Toi, traduis.
Je fronce les sourcils et secoue négativement la tête. L'échange entre le chef et moi est silencieux mais son silence ne dure pas très longtemps.
-
انطلق !
J'écarquille les yeux et me tends sur ma chaise mais on me force à rester en place. Quand je détourne les yeux pour ne pas voir ce qu'ils lui font, l'entendre hurler est suffisamment pénible comme ça, ils me forcent à regarder, ils me forcent à voir mais je ne craque pas, je ne dis rien. Cela dure un moment. Il me demande de traduire, je réponds non, il torture Pierce. Encore et encore. Pierce, lui, entre deux hurlements parvient à me dire qu'il ne veut pas que je parle, que je ne dois pas accepter et je l'écoute, je l'entends, j'obéis. Je tiens. Je tiens. Jusqu'à ce que je craque. Jusqu'à ce que la lame glisse sous sa gorge et qu'on menace de l'égorger sous mes yeux. Là, je cède. Je cède parce que sa vie ne m'appartient pas : je ne peux pas le sacrifier, je ne peux tout simplement pas.
-
جميعا !
ساذهب الى ذلك ! Je vais le faire ! j'ajoute finalement dans ma langue maternelle.
- Stevenson... me murmure Pierce.
Je l'ignore cependant. Je préfère l'ignorer. Peut-être lui aurait-il réussi à sacrifier ma vie et je ne lui en aurais pas voulu mais moi je ne peux pas, c'est comme ça. Je garde mon regard détourné de lui lorsqu'ils lui font quitter la pièce. Deux heures plus tard, je suis toujours dans la salle d'interrogatoire, j'attends. J'attends parce qu'ils ont été vérifier que les informations que j'ai données sont correctes. Elles le sont. Elles le sont... C'est d'ailleurs ce que me dit le chef lorsqu'il revient dans la salle. Il me regarde longuement en silence puis il fait un petit signe de la tête, le signal pour un ordre dont je ne sais rien jusqu'à ce que je voie Pierce traîné au sol dans la salle d'interrogatoire. Ma bouche s'entrouvre sous l'horreur quand je comprends ce qu'ils ont l'intention de faire. Ils le forcent à se mettre à genoux et moi, je n'ai que mes larmes et mes suppliques.
-
لا !
الشفقة !
C'est dans leur langue que je m'adresse à eux mais lui, lui, c'est dans ma langue qu'il s'adresse à moi en se penchant vers moi avec un sourire mauvais aux lèvres.
- Pas pitié, non.
J'ai beau le supplier, rien n'y fait. Je n'ai même pas la force de hurler quand la lame s'abat sur la gorge de Pierce. Je ne peux que pleurer, muette d'horreur. Par les cheveux on me traîne ensuite dans le couloir, on me jette dans ma cellule avant d'y jeter le corps de Pierce. Malgré mes mains nouées par des cordes, je parviens malgré tout à ramener son corps jusqu'à moi et je ferme ses yeux. C'est à ce moment-là que je réalise pleinement que je suis au cœur d'un enfer dont je ne sortirai que lorsque la lame s'abattra sur ma propre gorge.
∆∆∆
Le fracas de la porte me fait sursauter. Instinctivement je lève mes mains nouées en baissant la tête en signe de reddition. Je ne sais pas qui est là, je ne sais pas ce qu'ils veulent mais les coups de feu et les cris je les ai entendus et puis, j'ai pris l'habitude de me comporter de cette façon : quand on a été brisée, on se rend plus facilement. Une lumière est braquée sur moi et m'éblouis car ma cellule n'est jamais éclairée que par quelques bougies. Je plisse les yeux, les ferme presque.
- Identifiez-vous !
L'homme crie dans un anglais absolument pas approximatif, un américain de Géorgie même très probablement. J'ai toujours su reconnaître les accents : je ne pensais pas en être toujours capable. Alors je m'identifie parce que malgré mon esprit embrouillé, américain veut dire allié.
- Lieutenant Ryan Stevenson !
Du coin de l’œil je le vois s'approcher de moi et je me recroqueville sur moi-même, craintive : ça aussi ça arrive quand on vous a brisée. Sa main attrape mon visage et il me force à le relever vers lui.
- Ouvre les yeux soldat ! Regarde-moi !
Je m'exécute, ouvre les yeux et plonge mon regard apeuré dans le sien. Je le regarde puisqu'il m'a ordonné de le faire. Il m'observe en silence quelques instants puis me relâche doucement et il me semble voir un sourire apparaître sur ses lèvres et moi... Moi, je suis complètement paumée. Effrayée, fatiguée et paumée. Il abaisse doucement son menton pour s'approcher de la radio qu'il porte autour du cou.
- Je l'ai c'est bon.
- Quoi ?... je souffle dans un murmure inaudible.
- Visuel confirmé oui. Elle est juste devant moi et elle est identifiée. Je l'ai. Tu entends ? Je t'ai Stevenson.
Il se penche doucement vers moi avant de poser sa main sur mon épaule.
- Tu m'as... je souffle une nouvelle fois.
- Oui. C'est terminé. Tu vas rentrer chez toi.
- Chez moi...
Ma bouche s'ouvre, les larmes me montent aux yeux puis je le regarde sans rien dire. J'ai du mal à le croire. J'ai du mal à y croire. Peut-être suis-je simplement en train de rêver.
- Donne-moi tes mains.
J'ai l'impression d'agir au ralenti lorsque je soulève doucement mes mains pour qu'il libère mes poignets des cordes qui les attachent. Aussitôt libérée, mes mains s'agrippent aux avant-bras du militaire. Je serre avec force et c'est là que je comprends que je ne rêve pas : c'est réel. Je viens poser ma tête contre son torse, mon cœur se met à battre très vite et j'ai l'impression de le sentir dans ma poitrine pour la première fois depuis une éternité.
- Merci... Merci... Merci... Merci... je répète, encore et encore.
Je sens ses mains sur mes épaules.
- Tu peux marcher ? il me demande.
- Oui.
Ma réponse fuse parce que je peux marcher. Je le veux. Je veux me lever et sortir moi-même d'ici alors je me relève mais pas sans son soutien à lui. Lorsque nous pénétrons à l'intérieur du couloir, il y a encore de l'agitation mais plus aucun coup de feu. Je vois les corps au sol et mon corps se tend.
- Est-ce que vous les avez tous eus ?... je lui demande alors la voix tremblante.
- Jusqu'au dernier.
- Bien.
Nous arrivons bientôt à l'extérieur et je vois la lumière du jour pour la première fois depuis... J'ai cessé de compter en fait alors j'ignore depuis combien de temps je ne suis pas sortie mais ça fait très longtemps. Tout me semble surréaliste, absolument tout tandis que je déambule au milieu des militaires et des corps au sol. Lorsque nous arrivons à l'hélicoptère et que l'équipe médicale s'approche de moi, je me retourne vers le militaire et m'accroche à lui.
- Il faut trouver le corps du lieutenant Jackson Pierce... Il doit être là quelque part.
- D'accord.
Je jette un coup d'oeil à son uniforme pour voir son nom et le retenir avant de relever mon regard vers lui.
- Je te reverrai... Il faut que je te revoie...
Il m'adresse un sourire, hoche la tête et s'éloigne en courant tandis que des bras se referment autour de moi pour me faire monter dans l'hélicoptère. Je m'exécute sans rien dire, laisse les médecins m'aider à m'installer et quand l'hélicoptère décolle, c'est là que ça me prend. J'éclate en sanglots tandis que ma main vient se poser sur un petit livre accroché à ma ceinture sous ma trop large chemise. C'est fini.
Le cauchemar est terminé.
∆∆∆
J'entends les voix des soldats mais je ne parviens pas à entendre ce qu'ils disent. Il semble cependant régner une certaine euphorie sur le camp : ils sont apparemment satisfaits de cette mission sauvetage. Moi, je suis allongée sur le lit de camp, j'observe la toile de tente parce que je préfère regarder ça plutôt que de regarder mes bras ou mon corps. Je savais que j'étais marquée, je le sentais et je le voyais mais la lumière était tellement peu vive que je ne me suis jamais réellement rendu compte des dégâts mais là, j'ai pu vraiment les voir les cicatrices et je ne tiens pas à trop les regarder. Il y en a trop et elles sont terribles. Elles font partie de moi, certes, mais je vais avoir besoin de temps pour m'y habituer. Je vais avoir besoin de temps pour m'habituer à tout en fait. Du mouvement sur ma gauche et je tourne lentement la tête. Je fais l'effort de me redresser et de m'asseoir dans le lit de camp lorsque la jeune femme s’assoit juste à côté de moi.
- Vous pouvez rester allongée.
- C'est bon, ça va.
- Je m'appelle Liz Austeen et je vais être à vos côtés jusqu'à ce que vous rentriez chez vous.
Je hoche doucement la tête.
- Comment vous vous sentez ?
Je soupire.
- Je ne sais pas trop. Désorientée, perdue...
- C'est normal, les choses vont rentrer dans l'ordre doucement.
Je ne réponds rien tout simplement parce que je ne suis pas convaincue. Et puis, je suis trop focalisée sur ce qu'il s'est passé pour pouvoir penser à ce qu'il va se passer.
- Combien de temps je suis restée là-bas ? je demande soudain.
La question me brûle les lèvres depuis que j'ai mis les pieds sur le camp mais je n'ai pas encore osé la poser. Je la lui pose à elle. Elle me regarde en silence. Je poursuis.
- J'ai compté mais j'ai fini par arrêter... je lui explique finalement.
- Jusqu'à combien avez-vous compté ?
- Trois cent soixante cinq... Au bout d'un an je me suis dit que ça ne servait plus à rien.
- Je vois.
- Combien alors ?
- Longtemps.
- Combien ?
Elle a du mal à le dire ce qui ne fait qu'amplifier mon angoisse en fait. Qu'entend-elle par longtemps ?
- Mille cent quatre-vingt trois jours.
- Oh...
Mon regard se perd dans le vide tandis que je fais le compte dans ma tête. Trois ans et presque trois mois. Les larmes me montent aux yeux et je ne cherche même pas à les arrêter : à quoi bon ?
- Est-ce que ça vous a paru plus long ?
Je fronce les sourcils.
- Oui... Non... Oui... Je ne sais pas... Je ne pensais pas... Je n'y pensais pas, je n'y ai pensé que quand on m'a libérée mais trois ans...
Un silence. Je relève mon regard vers elle.
- Je veux parler à mes parents, à mon frère. Je veux parler à mon mari.
L'envie est violente, pressante. Je veux entendre leur voix. Je veux leur dire que je vais bien, que je vais rentrer. Enfin, dire que je vais bien sera un mensonge mais si, je vais bien, aussi bien que possible au vu de la situation en tout cas.
- Je regrette mais ce n'est pas possible.
- Pourquoi ?
- C'est la procédure.
- Comment ça ?
- Ryan, vous avez été captive d'extrémistes pendant plus de trois ans. Une fois sur le territoire américain, vous allez être interrogée pendant un petit moment. Vous ne pourrez parler à vos proches que quand le gouvernement le jugera possible.
Dans ma tête les choses se mettent en place et au-delà de la tristesse de ne pas pouvoir parler à mes proches tout de suite, je suis blessée. Profondément et terriblement blessée. Tellement blessée quand j'en pleure. Je lève mes bras.
- Vous voyez ça ? Vous croyez vraiment que je pourrais trahir mon pays pour ceux qui m'ont fait ça et pire encore ?
- Je ne crois rien Ryan.
- Je n'ai pas été retournée... je souffle tout bas la voix tremblante.
- Ce n'est pas moi qu'il va falloir convaincre.
Je secoue la tête et replie mes genoux pour me recroqueviller sur moi-même en me détournant de Liz.
- Je n'ai pas été retournée...
Je ne cesse de le répéter et il me faudra plusieurs semaines pour finalement convaincre le gouvernement que je n'ai pas trahi mon pays et que je ne me suis pas transformée en membre d’Al-Qaïda.
De longues semaines.
∆∆∆
Je prends une profonde inspiration et sonne à la porte. Je tente de replacer un peu mes cheveux mais à quoi bon ? Courts comme ils sont, je ne peux pas vraiment en faire quelque chose. Je ne me vois cependant pas les laisser repousser, pas pour l'instant parce que cela ne me correspond plus. Celle qui avait les cheveux longs est morte. C'est une autre Ryan qui se tient devant la porte de celui qui est sans doute son ex mari bien que cela ne soit pas encore certain. Lorsque j'ai pu retrouver mes proches, j'ai su qu'ils avaient enterré un cercueil vide, que j'avais même une pierre tombale. Dans un sens elle est justifiée cette pierre tombale... La porte s'ouvre sur Max et dès que je le vois, j'esquisse un sourire. Le voir me fait un tel effet... C'est la troisième fois que nous nous voyons depuis mon retour mais nos entrevues ont à chaque fois été très courtes. Trop courtes. Il ne pouvait jamais rester trop longtemps à l'hôpital militaire.
- Salut.
- Salut...
- Comment tu m'as trouvé ?
- T'es dans l'annuaire.
Je hausse les épaules. Il a vendu notre petite maison puisqu'il me croyait morte et il vit maintenant dans une autre maison, un peu plus grande.
- Ils t'ont enfin laissée sortir alors.
- Oui, c'est plutôt agréable de voir autre chose que les murs de la chambre d'hôpital.
C'est étrange. Parler de cette façon est étrange. J'ai l'impression de parler à un étranger mais lui doit avoir l'impression de parler à un fantôme alors ça ne doit être guère mieux.
- Chéri ?
Je lève le regard vers l'étage.
- Qui c'est ? Je descends ?
- Non, non ! Pas la peine !
J'observe Max en silence et j'esquisse un sourire tout en faisant un effort pour ne pas avoir les larmes aux yeux. Je me concentre et je tiens le coup. Lui se décompose sur place.
- C'est bon, ça fait rien. Je m'en doutais en fait... Je voulais vérifier...
- Les médecins m'ont dit de ne rien te dire, c'est pour ça...
- T'en fais pas, je comprends. C'est normal. J'étais morte.
Je laisse échapper un petit rire amer et je vois des larmes apparaître dans les yeux de Max.
- Tu veux entrer ? Tu pourrais rester boire un verre, je sais que c'est bizarre mais je pourrais te la présenter.
- Une autre fois, d'accord ? Faut que j'aille faire des courses, j'ai rien à manger.
- Ryan...
- On se verra plus tard. A plus.
Et je me retourne sans rien ajouter. Ce n'est que lorsque je suis de dos à lui que je laisse les larmes couler. Je m'en suis doutée oui mais maintenant c'est sûr : il a refait sa vie et moi, je n'ai plus qu'à refaire la mienne.
Je n'ai plus qu'à...
∆∆∆
- Qu'est-ce que tu fais là ?
- Je peux entrer ?
- Bien sûr.
Et je laisse la place à Max pour entrer à l'intérieur de ma petite chambre d'hôtel. C'est temporaire, en attendant de trouver quelque chose de stable. J'aurais pu retourner chez mes parents, ils ont insisté mais j'ai refusé : je ne me voyais pas retourner vivre avec eux. Pas après tout ça.
- Tu veux boire quelque chose ?
- Non merci, je n'ai pas beaucoup de temps. Je voulais te donner quelque chose.
Et il me tend une enveloppe. Froncement de sourcils de ma part avant de récupérer la dite enveloppe. Je l'ouvre et vois un chèque d'un montant assez important.
- C'est quoi ça ? je lui demande en relevant un regard choqué vers lui.
- Ta part de la vente de la maison. Elle te revient, je n'ai pas à la garder.
- Max... T'as pas les moyens...
- J'ai fais un prêt que je peux rembourser, t'en fais pas. De toute façon c'est pas négociable, c'est à toi, c'est tout.
Je soupire. Il a vendu la maison après mon enterrement.
- Merci.
- C'est normal.
Je replace le chèque dans l'enveloppe et la pose sur la table.
- Alors, tu vas faire quoi maintenant ?
- Je ne suis pas sûre.
- Tu vas démissionner ?
- Quoi ?
- Tu vas quitter l'armée ?
- Non, jamais.
- Tu vas y retourner ?
- Je ne sais pas. Pas pour l'instant, peut-être plus jamais mais je ne quitterai pas l'armée. Je ne laisserai pas tomber mon pays.
- Pourtant il t'a laissée tomber ton pays.
- Max, s'il te plaît...
- Quoi ? C'est la vérité.
- Non. Ils ont fait ce qu'ils ont pu. Moi aussi j'ai fait ce que j'ai pu. On fait tous ce qu'on peut et ils ont fini par me ramener même si ça a pris du temps.
- Trop de temps...
- C'est comme ça alors s'il te plaît, ne dénigre pas ce qui me tient à cœur.
Il hoche la tête mais je vois bien qu'il enrage et ça me fait mal. Tout ceci me fait très mal mais je ne le montre pas. L'idée c'est de l'épargner un maximum : il a assez souffert comme ça.
- Alors tu vas faire quoi ?
- On m'a proposé un poste d'enseignante sur une base de l'Alabama. Je pense que ça peut être pas mal.
Nouveau silence, il se contente de hocher de nouveau la tête.
- Je devrais y aller.
- Oui...
Sauf qu'il ne bouge pas.
- Max ?
- Elle est enceinte. Jessica. Elle est enceinte.
- Oh... Hum... Oh... Félicitations.
J'ai envie de pleurer. J'ai envie de hurler. J'ai envie de vomir. Mais je souris.
- Merci...
Il n'a pas l'air si ravi que ça.
- Ça aurait dû être toi... Ça aurait dû être nous...
Je soupire.
- C'est comme ça. On ne peut pas revenir en arrière. Tu as refait ta vie et tu as bien fait parce que même si tu ne l'avais pas fait, je crois pas qu'on aurait pu être heureux ensemble. Je crois pas que tu pourrais aimer cette Ryan là Max...
On échange une étreinte après ça, un baiser aussi, un baiser d'adieu en fait et après ça, c'est fini. Véritablement fini. Et moi, je mets les voiles. Je dis au revoir à ma famille et je prends la direction de Redstone, en Alabama. Je vais enseigner ce que je sais aux autres et si un jour je me sens prête, peut-être que je ne retournerai sur le terrain. Faut d'abord que je parvienne à véritablement me reconstruire.
Pas sûr que j'y parvienne.