Elle sait qu’elle pourrait peindre la vie avec son pinceau. Elle est consciente de ce qu’elle tient entre ses mains. Elle sent le contact rugueux du papier contre ses doigts lorsqu’elle le caresse, elle hume sans difficulté l’odeur singulière de l’aquarelle, sous son visage, elle discerne les couleurs vives entre ses cils mêlés. Elle pourrait faire vivre son œuvre parce qu’elle est en vie. Parce qu’elle ne se connaissait pas aussi vivante. Et même si ça fait bien un an qu’elle a quitté les bras stériles et puant de la mort, même si scalpels et masques ridicules ont quitté sa route depuis un moment, elle s’attarde. Elle est d’autant plus lente aujourd’hui, d’autant plus molle, que son ordinateur lui fait de l’œil, de l’autre côté de la table. Et elle se rend compte que si la vie est au bout de son petit gris, c’est parce qu’elle est remontée contre la fatalité, prise de court par ce jeu de circonstances absurdes, cocufiée par le destin qui lui fait un doigt d’honneur, vomissant ce cynisme monstrueux à travers la page internet ouverte. Nerveuse, Reagan Wilde est maintenant en train de touiller son verre d’eau propre avec son pinceau, blasphème suprême de l’artiste attentionné.
Elle s’arrache à sa chaise, passant une main tremblante dans ses cheveux courts – trop courts – et referme l’ordinateur vivement, comme s’il s’était agi d’une réincarnation d’Audrey la plante carnivore. Une fois de plus, elle entend la providence souffler dans son oreille. C’est en Alabama qu’elle doit aller, elle évite la question depuis trop longtemps. C’est là-bas qu’on l’attend sans la chercher, qu’on l’espère en l’ayant oubliée. Un coup d’œil au pinceau écrasé dans le verre d’eau suffit à chasser les derniers doutes qui planent sur ses épaules : elle ira.


Lorsqu’elle était tombée, il y avait eu Reedan Bennett. Non pas qu’il ait été à ses côtés lorsque, pâle et dégueulasse, l’oncologue lui avait balancé à la figure quatre syllabes dépourvues de sens : gli, o, blast et ome. Il avait mis le temps, l’oncologue. Trois longues années d’examens complets, d’oscillations planifiées, de théories absurdes, de scanners à mille dollars et de mots d’absence au lycée. Ils s’étaient finalement décidés, et puisqu’ils semblaient s’être levés du mauvais pied le matin précédent, leur choix s’était arrêté sur la tumeur. L’horreur. L’étreinte mortuaire. L’étiquette à l’orteil.
Si Reagan n’avait pas jugé utile d’expliquer à Reed ce qu’il se passait à ses quinze ans, elle s’en trouva incapable après l’annonce médicale officielle, trois ans plus tard. Cette magnifique capacité à intérioriser ce qui ne devait pas quitter son esprit la pris contre son sein. Elle se contenta de passer une main dans ses cheveux, cette magnifique explosion capillaire chocolat, alors qu’il relisait son cours de physique sous ses pupilles qu’il pensait attentives. Ses pupilles qu’elle avait fatiguées. Ses pupilles qu’elle avait humides. Elle ne lisait pas par-dessus son épaule, elle couvait. Elle ne lui faisait pas réciter ses équations, elle vérifiait qu’il continuait d’avancer. Aussi, lorsqu’on lui jeta entre les mains ce glioblastome et ce nouveau plan de vie arbitraire, elle ne put lui en faire part. Elle ne pouvait pas le lapider en pleine course, le stopper dans son petit bonhomme de chemin, tomber, agonisante, devant la porte qui mènerait à son rêve. Elle était son amie, sa moitié, sa mère de substitution. Elle se devait d’être là pour lui. Et ce jour-là, être là pour lui signifiait n’être plus là du tout.
On devait aller consulter un neurochirurgien à Londres. On devait lui faire prendre un traitement magique et aller farfouiller dans son cerveau. On lui avait promis qu’ensuite elle aurait un peu de temps et qu’elle pourrait commencer la chimiothérapie. Elle avait décidé qu’après avoir ouvert son crâne, les médecins la laisseraient s’envoler. Elle avait décidé de s’approprier ces fameuses semaines de répit dont on lui parlait. Elle avait fait ses valises, une première fois pour la capitale, laissant à Reedan le futur médecin l'honneur de décoder ses propres résultats d’analyse, inscrivant au dos quelques mots. Pour ne pas qu’il l’oublie. Mais pour qu’il la laisse s’en aller aussi. Pour qu’il continue à avancer. Pour qu’il continue à vivre, pour qu’il sache qu’il pouvait marcher sans être pendu à son bras. Pour qu’il réussisse. Pour qu’il soit heureux.
Reagan Wilde était heureuse lorsque ses amis l’étaient aussi.

Wade Fox avait été là lorsqu’elle s’était mise à courir. A l’aube de ses vingt-ans, on lui avait obtenu assez de temps pour qu’elle se tienne à l’écart des hôpitaux pendant un moment. La tumeur était toujours là, grosse, affamée, monstrueuse, mais elle était un peu étourdie par les chimiothérapies et les coups de bistouri. Reagan Wilde avait à nouveau une vie, ce mince souffle d’existence qui lui injectait de l’espoir dans les oreilles. Raisonnable, au début, un peu candide, un peu verte, elle pensa retourner à Bristol et entamer son dossier pour intégrer Saint Martins, à Londres. Elle aurait revu ses amis, elle aurait revu Reedan. Ca paraissait tellement facile, tellement doux, tellement normal, qu’elle trouva l’idée répugnante, l’ayant à peine frôlée. On lui avait dit trois ans. Elle avait dit une vie.
Commença alors le marathon de son existence, l’impossible compte à rebours, l’envie de faire couler la poussière du sablier vers le haut. Elle avait 1095 jours pour avancer, pour créer, pour goûter, pour respirer. Elle fit ses bagages une deuxième fois, pour Marrakech. Elle ne cessa ensuite de remplir ses valises de vêtements et sa tête de couleurs, ses sacs de souvenirs et ses yeux de merveilles. Elle menait sa vie de bohème, sa course en espadrilles, avec l’appui financier de ses parents, deux épaves laissées à Bristol, avec des cartes postales féeriques comme lot de consolation. Elle rencontrait des gens fabuleux, apprenait leur langage, leurs coutumes, leur passé. Elle passait ses journées à flâner dans les rues, à discuter avec le premier venu, et s’endormait dans les bras de la ville ou de l’habitant, lorsque la nuit tombait sur son corps nu.
Comme une Formule 1 en pleine course, elle avait dû s’arrêter au stand, à ses vingt-trois ans. Elle avait fait une halte au Singapour General Hospital, tombant à leurs pieds, ayant repoussé la date de ce rendez-vous médical trop longtemps. Elle avait pensé que c’était la fin, la vraie, et s’était rendue compte que ça n’avait jamais été assez. Elle en tremblait encore. Elle en faisait des crises d’angoisse, s’en étouffait. Elle avait serré tant de mains et fait rire tant de visages, pourtant en face de la mort, elle était seule. Si seule.
L’opération fut un succès. Elle n’y crut pas, elle n’y crut plus jamais. Sa montre s’était remise en marche sur son poignet, coup de cravache intériorisé, et poursuivie par le temps qui lui grignotait la tête, Reagan Wilde avait continué à courir.
Elle avait rencontré Wade Fox à Paris, peu après ses vingt-cinq ans. Ce voyage était son dernier, elle avait épuisé les réserves familiales avec ses fantaisies de cancéreuse, et maintenant qu’il n’y avait officiellement plus de danger, on lui avait demandé de prendre ses responsabilités. Incapable de s’imaginer derrière un bureau ou coincée en haut d’un immeuble anglais, elle avait pourtant compris, elle avait finalement décidé de s’arrêter. Paris aurait dû être sa dernière carte postale, mais puisqu’elle avait choisi d’en faire un instant mémorable et qu’elle avait installé sa toile sur le Pont des Arts en plein soleil printanier, Paris fut le début d’une nouvelle course effrénée à travers le monde.
Wade Fox fut celui qui s’arrêta pour la regarder peindre et qui, en l’entendant bavarder en anglais, lui offrit une place dans son agenda ministériel, un café dans le Quartier Latin. Wade Fox fut le diplomate tombé du ciel, le voyageur perpétuel, la connaissance incarnée. Wade Fox fut l’homme qu’elle aima tout de suite et à jamais, l’ami parfait qu’elle avait dessiné et adoré. Wade Fox la prit par la main et la traina sans effort autour du globe, dans des villas africaines, des limousines américaines, des dîners européens et des gratte-ciels asiatiques. Seule, elle avait vu les attrapes-touristes, les ruelles sombres et les brasseries rugissantes. Avec Wade, elle caressait le luxe, se glissait dans des robes au prix exorbitant, discutait avec les ambassadeurs et leurs femmes, personnes cultivées au plus haut point.
Ils se marièrent, parce que c’était la logique des choses, parce que c’était joli, une alliance au doigt, parce que leur amitié était tellement forte qu’il leur prenait parfois l’envie de s’aimer dans un lit d’outre-mer. Wade savait qu’elle avait été malade, mais comme Reed précédemment, il ne s’inquiétait pas. On ne se faisait jamais trop de soucis pour Reagan Wilde, parce que Reagan Wilde ne semblait pas se faire de soucis du tout.
Cinq années de mondanités plus tard, elle perdit l’équilibre dans un jardin de Nairobi, et on lui colla un nouveau scanner sur le crâne. Elle avait ralenti le pas, la mort l’avait rattrapée.

Sa dernière chute lui avait toujours rappelé son soldat. Reagan avait tenu à accompagner son mari au Koweït, à la frontière avec l’Irak. L’ambassade américaine se devait d’être présente lors du retrait progressif des troupes militaires, fin 2011. C’était dangereux, c’était vif, c’était loin d’être du tourisme. C’est néanmoins là-bas qu’elle le rencontra. Il était Major de son peloton, il était grand, il était beau. Elle ne lui résista pas longtemps. Les relations extra-maritales n’avaient jamais été un sujet de conversation pour Wade et Reagan. Ils n’en avaient jamais parlé, ne s’étaient jamais interdit l’adultère, avaient pourtant été fidèles et présents. C’est donc avec une culpabilité certaine qu’elle s’était réveillée dans les bras sculptés de son militaire, le doigt accusateur du monde sur le front. Elle avait fui à Nairobi où elle aurait dû rester, attendant le retour de son époux. Elle pensa que la maladie n’était qu’un cadeau du destin et qu’elle la méritait, après avoir trahi son mari, son trésor diplomatique. Le karma, remplaçant la mort mais ne s’en tenant que plus près, l’avait suivie dans la maison africaine et avait frappé. Reagan était tombée une nouvelle fois. Reagan avait les genoux qui saignaient à force de courir, le cœur tout mou à force d’haleter, le cerveau en bouillie à force de vivre. Reagan avait abandonné.


Pourtant on lui avait ri au nez et elle avait encore survécu. Elle s’était relevée, un bandeau sur la tête, un cerveau tout propre et la vie devant elle. Une vie qu’elle trouve aujourd’hui superflue, une vie qui lui glisse entre ses mains sans qu’elle ne sache vraiment comment la capturer. Aussi, lorsque, assise au balcon de son appartement londonien, son pc à côté d’elle, elle s’était à nouveau pris une gifle de surprise, elle avait su quoi faire. Parce qu’il était plutôt étrange que son soldat, blessé pendant sa dernière opération en Irak, ait été envoyé en convalescence et réserve en Alabama par Wade Fox lui-même. Mais parce qu’il était encore plus surprenant qu’une fois arrivé à Redstone, le militaire aux ailes cassées ait été pris en charge par un médecin au nom singulier de Reed Bennett. Parce qu’une grosse flèche rouge était plantée sur le globe au niveau de la base, Reagan avait pensé qu’on lui faisait un signe. Qu’on agitait un drapeau sous son nez. Qu’on avait besoin qu’elle revienne, qu’elle avait besoin d’être là. Reed le regret. Wade la culpabilité. Le Major, l'espoir.
Alors elle n’était pas partie, non. Elle était revenue.