A quoi ça sert de nourrir de grands espoirs dès lors qu'ils sont vains ? Elle ne comprenait pas, elle ne comprenait pas pourquoi elle s'accrochait, pourquoi elle dessinait encore, pourquoi elle rêvait encore de tout cela. Elle ne comprenait pas pourquoi elle était incapable de lâcher prise et d'accepter, accepter ce qu'elle avait pour enfin être apaiser. Elle le voulait mais non, il fallait qu'elle lutte, il fallait que sa conscience lui siffle sans cesse qu'elle avait d'autres rêves à accomplir,de grands projets de vie. Les railleries de sa conscience lui donnait bien souvent la sensation qu'elle allait étouffer chez elle, qu'elle était à bout. Elle se sentait toujours à fleur de peau, toujours agressée et agressive, comme si rien n'allait jamais vraiment et que rien ne pourrait aller de toute façon.

Elle était assise dans un bar avec un gin tonic, comme une pauvre fille qui boit seule et même là, elle n'était pas capable d'abandonner sa conscience. Le message de Julian lui revenait en mémoire comme une douloureuse piqûre de rappel. Julian, elle était en couple avec lui depuis qu'elle avait à peu près vingt ans, il était son premier petit-copain et à l'heure actuelle, le seul qu'elle n'ait jamais eu. Elle l'avait aimé Julian, pas fougueusement, pas passionnément mais elle l'avait aimé d'un amour doux et sincère, elle l'avait aimé c'est tout. Avec lui, les choses étaient toujours d'une simplicité déconcertante, il ne faisait jamais couler de larmes sur ses joues -ou du moins, aucune larme qui ne soit pas une larme de joie-, il était présent et affectueux. Il avait toujours des petites attentions à son égard, respectait ses parents, répondait rapidement aux messages, ne sortaient pas trop souvent avec ses amis, il était fidèle... un vrai prince charmant ! Un vrai prince charmant dans les bras duquel elle s'ennuyait la brunette, parce qu'elle, elle n'avait rien d'une princesse. Non, elle, elle n'avait jamais couru après un conte de fée ni rêvé d'une long robe, elle, elle aimait ses jean déchiré, la compagnie des bad boys et les tatouages qu'il trouvait si vulgaire. Elle ne serait jamais la princesse dont il avait besoin, elle le savait bien mais elle restait, elle restait pour des mauvaises raisons... elle restait pour sa famille, pour son père, Richard.

Il est fort probable que cela demande quelques explication, parce qu'en théorie, on ne fait pas sa vie avec quelqu'un pour le bien de sa famille... ou alors si et ça nous mène à un mariage forcé, ce qui heureusement, n'était pas ce à quoi se destinait Alicia. Être fille aînée avait toujours fait d'Alicia un modèle à suivre et elle avait toujours eu cette pression sur les épaules, celle de montrer l'exemple. Issu d'un mariage métissé entre un Bréslien et une Afro-américaine, la famille a toujours eu une importance capitale pour les Orozco... la famille et le respect de ses parents. Ne pas décevoir était le mot d'ordre, décevoir était un peu comme trahir sa famille. Quittant le Brésil pour les États-Unis après que son père est trouvé un emploi alors même qu'il ne tenait pas tellement à offrir une vie dans ce pays. Il haïssait le regard méprisant de cette société qui se sentait si supérieure, comme maître du monde. Il aurait voulu mieux mais à défaut, Richard Orozco a appris à ses enfants à se tenir droit et a trouver leur place dans cette vie avec force et honneur. Alors non, Alicia n'avait pas grandit entourée de tyrans insupportables, il ne fallait pas croire cela. Elle n'avait pas été malheureuse. Bien au contraire, elle avait eu des valeurs et une éducation, elle avait rit et sourit à la vie... Oh ça oui ! Seulement il y a peu près quatre ans, les médecins avaient descellés la présence de cellules cancéreuses dans le corps de Richard Orozco. Si au début, l'espoir était permis, quelques années après, il s'était évanouit, complètement évaporé. Ce cancer, Robert n'en guérirait pas, il lui restait peu de temps, peut-être quelques mois, peut-être une année... les médecins l'ignoraient mais ils savaient qu'ils ne survivraient pas très longtemps, jamais assez longtemps pour sa famille en fait.

Vous commencez à saisir ? Non évidemment, qu'est-ce que tout ça peut avoir comme lien avec Alicia et ses amours ? Alicia ne devait pas décevoir, elle était l'aînée, elle n'avait pas le droit de fanfaronner, et surtout elle n'avait pas le droit de blesser un père malade et souffrant. « Alicia, tu ne peux pas faire ça à ton père... et quel message tu enverrais à tes frères et sœurs ? ». Cette phrase, Alicia n'avait cessé de l'entendre durant ces quatre dernières années pour tout et n'importe quoi et cette phrase sortit de la bouche de sa mère lui irritait les oreilles mais elle ne pouvait pas s'empêcher de lui donner raison. Comment pourrait-elle rompre avec l'homme qui était, aux yeux de son père, le gendre idéal ? Quelle fille ferait ça à son père mourant ? Oui, c'était bien trop égoïste d'agir de la sorte.

Alors voilà, elle en était là, assise à ce bar, seule et prisonnière de sa relation... et de cette conscience moqueuse qui venait lui rappeler qu'il n'y avait pas que ça, elle avait tout céder à cette famille, jusqu'à se perdre. Elle n'était plus elle, elle vivait par procuration, elle s'effaçait, sa personnalité se gommait... attendait-elle d'être définitivement perdue pour se redessiner ? Elle n'en savait trop rien, une nouvelle fois, elle aurait seulement aimé être capable de se satisfaire de ce qu'elle avait.

Mais qu'est-ce qu'elle avait déjà ? Des études de langues étrangères qui étaient sur le point de toucher à leur fin et qui pourraient la mener un poste de professeur dans une prestigieuse université, un jour, après avoir passé des années à enseigner dans des lycées miteux à des gosses qui s'en branlent royalement -passez l'expression-. Oh que c'était risible, que c'était ridicule.... et si loin de tout ce à quoi elle aspirait. Alicia, elle avait toujours été douée pour le dessin, toujours, elle aimait dessiner, tous les styles, tous les angles, elle était vraiment douée. Et elle avait toujours eu cette passion pour le tatouage qui était à ses yeux, un art. Pour elle, un tatouage magnifiquement réalisé était aussi fascinant et impressionnant qu'une œuvre de Picasso. Elle rêvait d'ancrer à jamais la vie des gens, elle rêvait de devenir et d'être reconnue en tant qu'artiste à travers le monde, elle voulait faire le mondial du tatouage à Paris, elle voulait avoir son salon... elle voulait, elle voulait, mais elle était bien loin de son rêve, parce qu'une nouvelle fois, « elle ne pouvait pas faire ça ».

Oui son plus grand rêve était aux oubliettes et au fond c'était déjà une bonne raison de boire seule dans un bar miteux à une heure tardive. Et puis, ce n'est pas comme si le reste était plus encourageant... les clés de maison accrochées à ses clés de voiture étaient toujours celles de la demeure familiale. Parce que non, une bonne fille n'abandonne pas sa mère, ses frères et ses sœurs quand le père est malade et elle ne l'avait pas fait. Pourtant, elle était indépendante Alicia, elle avait toujours voulu voler de ses propres ailes, elle était prête à bosser dur pour cela mais, ça ne servait à rien de débattre, son père était malade, il avait besoin d'elle à la maison.

Alors oui, Alicia n'avait pas grand-chose à raconter, son enfance n'avait rien de triste, son adolescence n'avait pas été malheureuse non plus. Elle ne pouvait pas réellement s'en plaindre. Seulement aujourd'hui, elle avait vingt-cinq ans et elle sentait une colère constante en elle, elle sentait son être, son âme se consumer dans cette rage ardente. Elle avait vingt-cinq ans et elle n'était personne, surtout pas elle-même. La vérité, c'est qu'elle n'avait rien à dire sur sa vie parce qu'elle ne s'était pas encore battue pour la vie qu'elle méritait.