Sullivan, Jefferson, McLagan et Marty : voilà les noms des quatre internes qu’on avait affecté à Noam pour les prochains mois. Ca n’était pas les premiers internes dont il avait à s’occuper (loin de là d’ailleurs) mais pourtant il avait du mal à se sentir pleinement à l’aise dans l’exercice. L’hôpital était une vraie fourmilière où il y avait toujours quelque chose à faire, aussi comment élever des "piou-piou" dans cette véritable jungle ? Comment trouver le bon dosage ? Comment consacrer suffisamment de temps à ses internes pour les faire progresser vite et les rendre autonomes (avec tous les risques que cela comportait puisqu’il restait leur responsable) ? D'ailleurs cela vallait-il le coup de beaucoup s'investir auprès des internes, sachant que la plupart abandonnaient l’internat dès leur première année pour des spécialités plus facile ?

Si cette question lui revenait souvent en tête, c’était car il avait l’impression d’être un bien piètre professeur. Il les faisait participer à pas mal de choses, leur expliquait quantité de trucs mais il avait du mal à « bousculer » ses internes et à les faire travailler autrement que dans le confort… Or pourtant, dans un hôpital militaire, il était crucial qu’ils s’habituent à des conditions de travail difficiles et à du stress jusqu’à n’en plus pouvoir. Récemment, Noam s'était même fait remonter les bretelles par son chef de service, qui lui avait carrément donné l'ordre d'arrêter d'être "trop cool" avec les internes.

Jefferson et McLagan étaient arrivés très en avance ce matin et Noam les avait déjà affecté à des cas particulièrement complexes quand il se fit bipper pour rappliquer dare dare aux urgences. Ce fut à peu près à ce moment là qu’il croisa Sullivan qui elle aussi avait un peu d'avance là où Marty semblait toujours absent... Ce remontage de bretelle en perspective l'enchantait guerre mais aurait-il vraiment le choix ?

Amaliah Sullivan était fraîche comme la rosée du matin, avec l’air reposée de celle qui a passé une bonne nuit de sommeil. Quelque part son sourire radieux dénotait franchement avec le reste de l’hôpital où tout le monde semblait speed, pressé bruyant, suant et stressé. Elle avait l’air zen et prenait le temps de dire bonjour à tout le monde… Ce fut en la voyant si calme que Noam comprit vraiment la pleine mesure de ce qu’on lui reprochait. Transposer la toute mignonne Sullivan sur un champ de bataille et elle ne tiendrait pas deux minutes. Il allait devoir la bousculer un peu, ça lui paraissait d'une évidence absolue...

« Sullivan, reste pas plantée là à attendre… Si tu ne sais pas quoi faire tu bouges tes fesses et tu me cherches comme l’ont fait Jefferson et McLagan qui sont déjà là depuis 1h au moins. Moi je te dirai quoi faire ! Bippe moi Marty en urgence et suis moi à la mine, y a du boulot qui nous attend ! »

La mine… Le « terrain de jeu » préféré de tout chirurgien en traumato. Là-bas les destins de milliers de personnes avaient basculés en une petite poignée de secondes. Quel meilleur endroit pour bousculer un peu une interne un peu « trop » reposée !
Après cette entrée en matière des plus sportives, il se mit à courir dans les couloirs, espérant bien que son interne s’engouffrerait à sa suite. Il franchit ensuite les portes des urgences, juste à temps pour voir la première ambulance arriver sur place.

« Accident de la route, 5 voitures et plus de 8 blessés dont 3 dans un état très grave, j’espère que tu vas me garder ton petit déj car c’est moi qui suis en charge aujourd’hui, pas question qu’on en ait un qui y passe. Compris ? »

Pauvre Amaliah… Il s’en voulait de lui parler d’une manière aussi sèche alors que jusqu’à présent il s’était plutôt montré gentil et patient. Il espérait que malgré ce revirement de situation, elle parviendrait à suivre, mais surtout, que cela ne dégrade pas trop leurs relations, car ils allaient être amenés plus d’une fois à bosser ensemble…

Sans surprise, la jeune interne fit une drôle de tête, mais Noam ne devait pas se laisser déconcentrer pour si peu. De ses quatre internes, Amaliah était celle qu’il appréciait le plus pour le moment. Sa gentillesse n’y était pour rien (même si elle constituait un agréable bonus) mais il l’appréciait pour son envie de réussir, son goût du travail et ses - déjà nombreuses - compétences qui faisaient qu’elle visait souvent juste. Il était par ailleurs bien plus agréable de travailler avec elle qu’avec certains résidents et Noam espérait sincèrement qu’elle allait réussir son internat ici. Et puisque sa réussite ou son échec était entre ses mains, voilà qui lui faisait une bonne raison supplémentaire pour serrer la vis et encore exiger le meilleur d’elle-même.

Amaliah le suivit en courant jusqu’à la mine et se dirigea en même temps que lui vers le premier cas. Noam attrapa le dossier du patient, pour le moment vierge de toute information et y coucha les premières observations données par le brancardier. Visiblement il s’agissait du passager avant de la première voiture et on n’allait pas tarder à amener sa femme qui était restée incarcérée plus longtemps que lui dans la voiture et qui avait du attendre l’arrivée des pompiers pendant qu’on évacuait son mari. Toutes ces infos, Noam les écouta d’une oreille distraite tout en observant Amaliah procéder aux premiers examens du patient.

Très bien… Elle faisait ça très bien et avait mis tout de suite le doigt sur le véritable problème du patient : sa blessure à l’abdomen. « OK, par quel examen tu commences dans ce genre de cas ? » Noam continua de compléter le dossier du patient alors que Sullivan lui donna sa réponse presque du tac au tac. « Bonne réponse, le patient est à toi, vas-y pour un scan… » et il lui remit le dossier entre les mains juste après avoir inscrit Sullivan en face du nom du médecin. Le cas n’avait pas l’air trop grave mais la blessure à l’abdomen était tout de même préoccupante. Un cas parfait pour lui permettre de se faire la main toute seule.

Il s’apprêta à lui dire qu’en cas de besoin il n’était pas loin et qu’il allait lui aussi suivre ce cas mais lorsque son regard croisa celui légèrement inquiet de son interne, il se retint. Un beau jour elle serait toute seule avec ses patients et il était temps qu’elle commence à s’y habituer… Ils restèrent bien trois secondes à se regarder les yeux dans les yeux, puis Noam détourna le regard.

« Tu vas y arriver Sullivan je te fais confiance… J’attends la prochaine ambulance… Tu m’appelles en cas de besoin d’accord ? »

Et merde, tout aurait été parfait sans cette dernière phrase. Maintenant elle savait qu’elle n’était pas seule sur le cas et qu’il volerait à sa rescousse pour lui tenir ses palettes en cas de besoin… Agacé contre lui-même il poussa un léger soupir avant de se détourner de son interne. Déjà la seconde ambulance arrivait et cette chère madame la conductrice n’allait pas tarder à faire son entrée dans les urgences…

Elle lui avait sourit… Il avait bien tenté de jouer au médecin autoritaire mais il avait à peine tenu cinq minutes avant de se rendre compte que non seulement il n’avait fait peur à personne mais pire, que sa dernière phrase avait même arraché un sourire à le jeune Sullivan.

« Mince… J’y arrive pas… » se chuchota-t-il à lui même alors qu’il suivait du regard son interne qui s’éloignait avec son patient. Cela fit pouffer une infirmière, ce qui l’agaça légèrement, mais il n’eut pas le loisir de s’en occuper bien longtemps car déjà un autre brancard surgissait dans la pièce avec un nouveau patient.

« C’est la conductrice ? » La réponse de l’ambulancier fut positive mais celle-ci était dans un bien plus piteux état que son mari… La carrosserie avait déchiqueté sa peau à de nombreux endroits et sa jambe droite semblait particulièrement amochée, sans parler de son énorme plaie au thorax qui laissait échapper quantité de sang...

Noam, devant l’urgence de la situation ne prit pas la peine de prendre le dossier car il sentait bien que pour cette patiente-là il n’aurait même pas le temps de prendre ne serait-ce qu’un stylo. Chaque seconde allait compter ! Il envoya une infirmière vérifier le planning de dispo des blocs et en attendant, il posa un maximum de questions aux ambulanciers pour tenter d’en apprendre plus. Lorsque Lucy revint avec sa réponse, Noam savait exactement ce qu’il en était et quelle opération il allait pratiquer. Cela promettait de ne pas être trop long, mais en revanche c’était délicat et la vie ou la mort du patient allait vraiment se jouer dans les prochaines minutes…

« Appelez Steiner et dites lui de préparer le bloc 3. J’y opère Mme Paterleski dans cinq petites minutes. »

Pressé, Noam quitta les urgences au pas de course et manqua presque de renverser Amaliah, qui déjà était de retour de son scan. Il l’avait entendue revenir et dire qu’elle était prête, mais il n’avait pas visualisé qu’elle était aussi proche de lui ! Sans le vouloir, dans un élan soudain, il manqua de peu de trébucher sur elle et les mettre tous les deux à terre. Heureusement qu’un heureux réflexe le fit s’agripper à ses bras pour ne pas glisser ! Pendant une petite seconde, la situation fut très embarrassante, mais le jeune chirurgien estima qu’elle ne méritait pas qu’on s’y attarde, du moins pas tant que Mme Paterleski se vidait de son sang.

« O…OK. Tu es avec moi Sullivan aujourd’hui donc là j’ai besoin que tu fasses ce que je te dis. On va opérer Mme Paterleski immédiatement et je veux que tu viennes au bloc avec moi pour m’assister sur l’opération. »

La chirurgie n’était pas la spécialité d’Amaliah, mais Noam ne comptait pas lui demander de trifouiller un organe sans supervision aussi elle serait parfaitement qualifiée pour faire ce qu’il allait lui confier. Après tout, même si elle se destinait à une carrière de médecin, elle était bel et bien dans son service aujourd’hui et ne pourrait pas refuser de pratiquer une opération... Il était donc parfaitement en droit de lui demander de le suivre.

«  On va se préparer… Lave toi bien les mains et enfile gants, masque et toute la panoplie de matériel stérilisé que vont nous apporter les infirmières… On opère dans 2 minutes, on a juste le temps qu’il faut, pas une seconde de plus tu es prête ? »

« Hémorragie due à un débris de carrosserie qui a transpercé l’abdomen de la patiente. »

La blessure avait un bien vilain aspect et saignait abondamment alors que le morceau de métal se trouvait toujours dans le corps de la patiente. Quelle serait la situation une fois que celui-ci en aurait été extrait ? Personne n’aurait su le dire exactement, mais vu le positionnement du débris, il avait un bon pressentiment. Il y avait peu de chance pour qu’un organe vital ne soit touché – ce qui rendrait l’opération infiniment plus simple – et il disposait désormais d’un bloc pour s’en assurer sur le champ.

« Bien, Miss Sullivan, décrivez moi ce que vous voyez et quelles sont vos préconisations pour soigner ce patient ? »

Tout en posant la question, Noam s’était bien assuré de faire pression avec sa main gauche sur l’hémorragie. Il n’était pas nécessaire que le patient se vide de son sang en attendant qu’Amaliah trouve la bonne réponse. De sa main droite, le chirurgien se saisit d’une lame de 8, son instrument fétiche dans ce genre de situation.

[…]

Amaliah faisait un sans faute jusqu’à présent. A chaque question elle avait répondu juste et l’avait assisté plutôt efficacement jusqu’ici, allant même jusqu’à anticiper une fois l’une de ses questions. Voilà qui était très agréable, voire même prometteur ! Quel dommage qu’elle ne s’oriente que vers la médecine, nul doute qu’elle aurait pu devenir un excellent chirurgien.

« Bon et bien voilà notre patiente tirée d’affaire ; je me charge des dernières sutures et nous pourrons annoncer à son mari qu’elle va s’en sortir »

Malgré les heures passées au bloc, Noam n’avait pas vu le temps passer. Pour une courte opération c’était rapé, celle-ci avait bien duré trois bonnes heures ! Pour autant il était parfaitement ravi. Lorsque cela se passait aussi bien au bloc et que le résultat s’avérait aussi positif, pour lui cela valait cent fois mieux qu’un bon restaurant ou un bon film ! Il s’appliqua à coudre les sutures avec application. Cette partie ne méritait pas d’être bâclée, après tout, s’il ne s’agissait que de la face visible de l’iceberg, tout résidait dans le « visible ».

Une fois cette étape terminée, il se retourna vers Amaliah qui semblait déjà attendre de nouvelles consignes. Avant même qu’ils échangent le moindre mot, cela le fit sourire. Elle avait presque l’air d’une petite fille dans l’attente d’un jouet. Comment une jeune fille à l’apparence aussi fragile pouvait-elle se destiner à partir au combat un jour ? C'était assez dur à imaginer...

« Beau boulot Sullivan. Je vous laisser annoncer la bonne nouvelle à M. Paterleski et je vous offre un café pour fêter ça ? »

Un léger gloussement sur sa droite vint lui inspirer une sensation désagréable. L’infirmière de bloc se fichait-elle ouvertement de lui ? Ce ne fut qu’au moment de lui lancer un regard sévère qu’il se rendit vraiment compte de ce qu’il venait de faire. Avec du recul, on dirait un mauvais plan drague alors qu’il n’avait aucune autre intention que de faire davantage connaissance avec son interne. Le fait qu’on puisse lui prêter des idées déplacées le fit rougir sur le coup. Il se fichait bien de maintenir une quelconque « réputation » ou de ce qu’on pouvait penser de lui mais il devait reconnaître qu’avec du recul, c'était plutôt risible en effet. Ah, elle était belle l’autorité qu’il essayait de se construire ! Pour sûr, il avait encore du travail...

Une fois la salle d’opération quittée, Noam commença à relâcher doucement la pression. Il était d’ailleurs fréquent que certaines douleurs musculaires se réveillent à cet instant précis et là, en l’occurrence, une légère douleur dans le bas du dos l'encouragea à se poser une ou deux minutes et à faire quelques étirements. Après avoir fermement appuyer sur le point de douleur qu'il ressentait, Noam se dirigea d'un pas légèrement ralenti vers la machine à café. Un peu de caféine ne pouvait pas lui faire de mal à cet instant. Il y apposa son badge et choisit un café sans sucre, avant de se poser à une table en attendant que Sullivan vienne le rejoindre.

En tant normal, il restait plutôt seul durant ses pauses. Parfois certaines personnes restaient un peu avec lui, mais souvent cela ne durait pas vraiment longtemps car très vite il se retrouvait perdu dans ses pensées, jusqu’à ce que la vision d’un médecin, d’un patient ou l’évocation d’un cas médical ne surgisse et ne le fasse repartir au boulot, parfois en plein milieu d’une conversation. Un véritable passionné mais, pour le coup, au comportement parfois un peu difficile à cerner.

Au bout de tout juste quelques secondes, Noam avait un peu zappé son interne et commença à siroter son café et à rêvasser. Comme souvent depuis son retour, ses pensées se dirigèrent vers Alexis. Ou était-elle en ce moment ? Que faisait-elle ? Pensait-elle un peu à lui parfois ? Sans vraiment y réfléchir, sa main glissa vers sa poche pour se saisir de son téléphone : pas de nouveau message d’elle… Spontanément il fit la manipulation pour aller fouiller dans son historique et commença à relire pour la millième fois au moins le dernier SMS reçu par Alexis.

Hey :) Ne t'en fais pas pour ton départ. Je sais à quel point vous aviez besoin de parler tout les deux. Je suppose qu'on sera amener à se voir rapidement. Ma mère s'enthousiasme déjà en pensant prochain repas de famille ! Je t'embrasse. Alexis.

Sur le moment, il n’avait pas répondu et maintenant le texto datait d’il y a plusieurs semaines. D'ailleurs, entre temps, Alexis semblait s’être mis en couple avec ce garçon, ce militaire… Alors si à l’époque déjà il n’avait pas su quoi lui répondre, aujourd'hui il avait encore moins d'inspiration. Pourtant c'était plus fort que lui, il avait envie de lui envoyer un petit quelque chose, même si ça n'était pas forcément la chose la plus conseillée pour vraiment tourner la page.