« Sergent ? »

Je relevai mon regard vers l'entrée de la tente sous laquelle nous passions nos nuits quand nous n'étions pas en mission et ce soir, à moins d'un changement de programme (ce qui n'était pas rare), nous allions dormir là. Il était prévu que nous partions à l'aube. Mes yeux se posèrent sur Jack qui se tenait debout, sans oser entrer apparemment, avec un air faussement craintif sur le visage. Je fronçai les sourcils.

« J'ai une requête. » ajouta-t-il.
« Depuis quand tu m'appelles Sergent toi ? » lui demandai-je.

Ce ce n'était clairement pas son style. Enfin, pas en privé en tout cas puisqu'il était mon meilleur ami depuis des années maintenant.

« Tu es mon supérieur. » répondit-il en baissant le regard, de façon trop théâtrale pour être crédible.

Je laissai échapper un petit rire en secouant la tête.

« Bon, d'accord. Quelle est votre requête soldat Mills ? »

Autant entrer dans son jeu puisqu'il avait visiblement envie de se moquer. Ce n'était pas de l'insubordination, juste de l'humour que j'appréciais assez finalement puisque j'étais loin d'être le dernier pour faire des blagues. Et puis, sur le terrain, il respectait la hiérarchie même si j'avais plutôt l'impression qu'il était mon égal. Après tout, ce n'était jamais qu'un grade, qu'un titre que j'avais gagné certes, mais bon.

« Un mot avec mon meilleur ami. » me répondit-il en affichant un large sourire tout en s'avançant vers moi.
« Il est tout à vous. »

Jack s'installa sur la couchette en face de la mienne, son regard brillant d'une lueur que je ne lui connaissais que trop bien : il avait quelque chose derrière la tête.

« Tu l'as vue aujourd'hui ? »
« Qui ? »
« Austeen ! »
« Ah... Euh... Oui. »

Je me ratatinais sur moi-même car je savais à présent où il voulait en venir. Austeen, la dernière recrue féminine arrivée sur notre campement de fortune et elle était charmante comme Jack ne manquait jamais de me le faire remarquer mais j'avais beau répéter à mon meilleur ami que je n'étais pas intéressé, dès qu'il en avait l'occasion il revenait à l'attaque : comme ce soir par exemple.

« Moi aussi je l'ai vue et elle n'arrête pas de te regarder. » me dit-il en me donnant un coup de coude.

Je levai les yeux au ciel.

« Je crois que tu commences à être sourd parce que je t'ai répété mille fois qu'elle ne m'intéressait pas. »
« Mais pourquoi ? »
« Parce que ! »
Bravo Joshua, très convaincant comme argument.
« Tu ne profites jamais ! » me dit-il en prenant un air outré.
« Mais si, quand je rentre au pays j'en profite ! » répondis-je avant de marquer un silence et de me renfrogner. « Enfin, un peu quoi. »
« Voilà, c'est bien ce que je dis ! Tu as vu ta tête ? C'est une honte d'avoir une aussi belle gueule et de ne pas en profiter ! »

Question de point de vue et puisqu'il insistait, j'allais devoir sortir ma carte joker.

« La dernière fois que j'en ai vraiment profité, je me suis fiancé et elle m'a quitté à quelques semaines du mariage alors tu vois mon problème Mills. »

Il m'observa un instant, réfléchissant sans doute à une contre-attaque sauf que le dossier « largué alors que j'étais fiancé » était assez lourd donc, il allait avoir du mal à trouver quelque chose pour surpasser ça.

« C'était il y a deux ans. Il y a prescription quand même. »

C'était ça, sa contre-attaque ? Je soupirai. Je savais bien que tout ça partait d'un bon sentiment mais cela ne changeait rien.

« Et je suis toujours le même. Je continuerai à partir, à revenir et à repartir encore alors... »
« Tu as quand même autour de toi des exemples de couples qui arrivent à vivre de cette façon. Il suffit de trouver la bonne personne. »

J'observai mon ami durant quelques secondes avant d'arquer un sourcil.

« Depuis quand t'es devenu aussi optimiste et romantique toi ? » lui demandai-je, sincèrement étonné.
« Depuis que tu as arrêté de l'être. »
« Tu me fatigues. »
« Tu devrais t'estimer heureux que je me mêle de ta vie privée. Tu préférerais que ce soit ta mère ? » me lança-t-il finalement avant de me donner une tape amicale sur l'épaule tout en me servant son sourire le plus moqueur avant de se relever et de s'éloigner.

Oui, d'accord, là il marquait un point. Il était vrai que je préférais mille fois que ce soit lui plutôt que ma mère. Oh, n'allez pas croire que je n'aimais pas ma mère ou que je ne la supportais pas, bien au contraire. Ma mère était sans aucun doute la femme que j'aimais le plus en ce monde, celle que je respectais le plus aussi. Disons simplement que j'aurais été gêné qu'elle tienne les mêmes propos que Jack. Elle était cependant assez maligne pour savoir qu'il valait mieux éviter le sujet quand nous avions l'occasion de nous voir ce qui avait été plus rare ces derniers temps tellement j'avais été absent du pays. Il en était de même concernant mon père : je ne l'avais pas vu depuis un moment lui non plus. Il était devenu plus rare pour lui de partir en mission et il travaillait de façon plus régulière à la base de Fort Hood maintenant. J'imaginais que le terrain devait lui manquer mais au moins, il avait l'occasion de passer plus de temps avec ma mère pour le plus grand bonheur de cette dernière. Elle, elle avait accepté les absences répétées de mon père et c'était entre autres de cela qu'avait voulu parler Jack quand il avait mentionné ces couples qui arrivaient à tenir le coup. Certes, mes parents étaient un bon exemple et malgré les tensions qui avaient pu exister parfois entre eux, j'avais le souvenir d'une enfance paisible et agréable, malgré un père souvent absent. Qu'est-ce que j'avais pu l'admirer... Mon père, le militaire, le héros... Du coup, ça n'avait étonné personne quand j'avais annoncé que je voulais embrasser la même carrière même si ma mère aurait largement préféré que je choisisse autre chose. Elle avait même eu un semblant d'espoir durant ma dernière année de lycée car j'étais très studieux et passionné par la philosophie. Elle avait essayé de me convaincre d'aller à l'université mais à la place, je m'étais engagé, j'avais appris le métier de soldat et le métier d'infirmier, désireux de protéger mon pays tout en veillant sur mes frères d'armes et j'avais fait mes preuves, jusqu'à devenir Sergent récemment. Mon père était particulièrement fier de moi et il n'avait pas manqué de me le dire. Ma mère aussi même c'était différent. Quant à ma petite sœur qui elle avait décidé de se tourner vers le journalisme et étudiait cela avec passion, elle se fichait pas mal de mon grade tant que je revenais entier à la maison.

Tant que je revenais entier.


Que venait-il de se passer à l'instant ? J'étais au sol, à travers la fumée et la poussière je parvenais à distinguer une silhouette, un visage connu juste au dessus de moi mais mes oreilles bourdonnaient tellement que j'avais du mal à l'entendre. Que disait-il ? Ce ne fut que lorsqu'il posa ses mains sur ma jambe droite que je la sentis réellement et je ne pus m'empêcher de hurler tant j'avais mal. Pourtant, j'étais loin d'être douillet mais là, c'était juste insupportable. J'avais l'impression d'avoir la jambe entière en feu et en charpie. Une autre main se posa sur mon front et je vis un autre visage au dessus de moi. Ce visage là aussi je le connaissais et, à travers les bourdonnements, à travers mon hurlement, je l'entendis me dire « Ça va aller Mathewson, il faut t'accrocher ! ». M'accrocher, oui. J'allais m'accrocher. Je cessai de hurler non pas parce que je n'en ressentais plus le besoin mais tout simplement parce que je n'en avais plus la force. Je commençais à me sentir très mal. Je tournai doucement le visage et mes yeux, malgré les points blancs qui commençaient à me brouiller la vue, balayèrent les alentours mais au milieu de la fumée et des débris, je fus incapable de le voir. Pourtant, il avait été à peine à quelques mètres à ma droite avant que le missile ne vienne exploser au sol.

« Jack... » un murmure, tout ou plus.
« Mathewson ?! On le perd ! »

Après avoir entendu ces derniers mots, ce fut le néant.


Lorsque je pris de nouveau conscience de mon corps, je sentis que j'étais allongé dans un lit. Les yeux toujours fermés, je tendis l'oreille et il me sembla percevoir des petits pas non loin de moi. Je reniflai doucement, cherchant à capter des odeurs qui auraient pu m'être familières mais je ne sentis que cette odeur aseptisée typique des hôpitaux. Un hôpital. Je rouvris les yeux d'un seul coup, mon regard se posant alors sur un plafond gris-foncé trop éclairé par les néons à mon goût. Tellement éclairé en fait que je dus plisser les yeux car la lumière me gêna. Ce n'est qu'à ce moment-là que je vis une silhouette à ma gauche et je tournai lentement mon visage et observai la personne qui se trouvait là : je ne la connaissais pas. C'était une jeune femme, une militaire cela ne faisait aucun doute mais je ne l'avais jamais vue. Elle m'observa un instant avant de prendre la parole.

« Restez calme. Vous êtes à l'hôpital. Tout va bien Sergent. »

Je fronçai les sourcils et me mis à regarder autour de moi. Me calmer ? C'était loin d'être gagné. Où est-ce que j'étais exactement et comment j'étais arrivé là ?

« Sergent ? Regardez-moi. Regardez-moi ! »

Je reportai mon regard sur elle, toujours autant perdu. Elle posa une main se voulant réconfortante sur mon épaule.

« Vous avez été blessé dans une explosion. Est-ce que vous vous en souvenez ? » me demanda-t-elle le plus calmement du monde.
« Une explosion... » parvins-je à dire dans un souffle. « Oui... » ajoutai-je rapidement. « Je me souviens... »

Je m'en souvenais même très bien. Nous avions essuyé des tirs de rebelles et nous avions trouvé refuge dans un bâtiment presque complètement détruit. Nous étions restés là plusieurs heures et nous avions fini par réussir à repartir, après avoir envoyé des éclaireurs pour nous assurer que la zone était de nouveau sécurisée un minimum. Et là, nous n'avions fait que quelques mètres avant que... Je glissai ma main sur ma jambe droite et soupirai de soulagement en me rendant compte qu'elle était toujours là : je me souvenais bien de la douleur mais j'ignorais quels pouvaient être les dégâts. Et Jack...

« Le soldat Mills. Où est-il ? Est-ce qu'il va bien ? » demandai-je d'une voix fort tremblante à la jeune femme.

Elle esquissa un sourire d'excuse.

« Je ne suis pas habilitée à vous donner cette information Sergent. »
« Comme ça pas habilitée ? Qu'est-ce que ça veut dire ? »
« Vous allez être rapatrié dans votre pays et vous pourrez voir tout ceci avec vos supérieurs. »

Attendez, quoi ? Dans mon pays ? Parce que je n'y étais pas encore ? Devant mon regard perdu elle ajouta quelques mots d'explication.

« Vous vous trouvez actuellement dans un hôpital militaire situé en Allemagne. Vous avez été transporté ici pour subir une première intervention sur votre jambe. Nous attendions que votre état soit stabilisé pour vous renvoyer sur le sol américain. »

Ce qui attira le plus mon attention ne fut pas le fait que j'étais sur le sol Allemand mais plutôt...

« Comment ça une première intervention ? Je dois en avoir une autre ? »
« C'est fort possible oui. Peut-être même plusieurs. Je vais chercher le chirurgien qui vous a opéré, il va tout vous expliquer. »

Et il m'expliqua tout oui. Après, je n'eus plus qu'une hâte : rentrer. Rentrer pour trouver un chirurgien prêt à faire ce qu'il fallait faire pour me permettre de retourner sur le terrain. Déjà, à ce moment-là, couché dans ce lit, je ne pensais plus qu'à cela : y retourner.


Assis sur le canapé à regarder la télévision d'un air absent, je tournai mon regard vers Duke quand il se mit à grogner en direction de la porte. Quelqu'un approchait, cela ne faisait aucun doute et d'ailleurs, à peine quelques instants plus tard, on frappa à la porte. Je ne répondis rien, comme c'était souvent le cas depuis que j'étais rentré car moins je voyais de monde et mieux je me portais. La seule présence que je tolérais au quotidien, en dehors de mon chien, était la présence d'Arsène mais c'était surtout parce que je n'avais pas le choix puisque je devais passer le voir chaque jour au bâtiment médical pour qu'il vérifier mes pansements. Le reste du temps... Eh bien, le reste du temps, j'étais enfermé chez moi, tout simplement. Quoi qu'il en soit, comme à l'accoutumée, je restai silencieux, espérant simplement que la personne derrière la porte allait finir par partir mais quand j'entendis finalement la voix de mon père s'élever de derrière la porte je fermai les yeux et soupirai : lui, je ne pouvais clairement pas le laisser dehors. Je me redressai donc et allai jusqu'à la porte, marchant avec l'aide de cette foutue canne, pour finalement ouvrir à mon père. Quand la porte fut ouverte, je m'en retournai directement vers le canapé, laissant à mon père le soin de refermer derrière lui. Duke resta sagement à sa place puisque connaissant mon père, il avait cessé d'être en mode « chien de garde » à l'instant où mon paternel était entré. Je reportai mon regard sur la télévision, n'ayant pas tellement envie de croiser le regard de mon père tant j'avais du mal à le supporter depuis mon retour. Ce mélange de douleur, de pitié, de tristesse et de tendresse me rendait tout simplement malade.

« Je t'ai apporté deux livres. J'ai pensé que tu les aimerais. » finit-il par dire.
« Merci, tu peux les poser sur le meuble. » dis-je en désignant la vieille bibliothèque d'un geste du menton.

Mon père s'exécuta avant de venir s'installer sur le fauteuil qui se trouvait à côté du canapé. Il n'ajouta rien sur le moment, et pendant un instant, je crus qu'il allait s'en tenir là et se contenter de regarder un peu la télévision avec moi mais ce n'était pas le genre de mon père et il ne tarda pas à reprendre la parole.

« Tu as réfléchi à ce qu'ils t'ont proposé ? »

Je crispai la mâchoire et serrai les poings. Si j'y avais réfléchi ? Bien sûr, je n'avais que ça à faire après tout.

« Oui, et c'est toujours non. J'essaye d'obtenir un rendez-vous avec un chirurgien orthopédique qui vit sur la côte Est et qui a bonne réputation. » répondis-je d'un ton sombre, comme c'était devenu coutumier chez moi.

Mon père soupira et je savais très bien pourquoi. Il avait été présent quand j'avais littéralement pété les plombs alors que j'étais hospitalisé. Après avoir subi deux autres interventions sur ma jambe, le chirurgien avait fini par m'annoncer que je ne pourrais jamais récupérer l'usage total de ma jambe et là, je lui avais tout simplement demandé à ce qu'il me la coupe et me mette une prothèse à la place, sous les yeux effarés de mon père. Quand le chirurgien avait dit non, je m'étais énervé, m'étais mis à hurler comme un dément. Après tout, j'avais vu des frères d'armes avec des prothèses de jambe repartir au combat mais le chirurgien m'avait expliqué à ce moment-là que oui, certains soldats avaient des prothèses mais là, on parlait d'une prothèse totale puisque c'était ma jambe entière qui était foutue, du bout des doigts de pieds jusqu'à la hanche. Il m'avait expliqué que même avec une prothèse, je ne pourrais pas retourner sur le terrain et devoir faire face à une nouvelle pareille avait été absolument abominable. Ce fut davantage abominable quand, quelques jours plus tard, mon père arriva en m'annonçant qu'il avait une bonne nouvelle. J'avais cru qu'il m'avait trouvé un autre chirurgien mais non, il m'avait juste trouvé un nouvel emploi : assistant d'un professeur en médecine sur la base. J'avais tout de suite refusé mais mon père était revenu à plusieurs reprises à l'attaque, comme ce soir.

« Tu devrais dire oui Joshua. »
« Et toi tu devrais rentrer à Fort Hood. » répondis-je d'un ton sans réplique en daignant enfin tourner mon visage vers mon père qui sembla surpris d'une pareille demande. « Je suis sorti de l'hôpital, je me débrouille. Tu peux rentrer maintenant. »

Il était resté à Redstone depuis que j'avais été rapatrié mais il était temps pour lui de partir. Sa présence ne changeait rien, ne changerait jamais rien.

« Je m'inquiète pour toi fils. » répondit-il d'une voix éteinte qui ne lui ressemblait pas.

Je soupirai.

« Je ne vais pas faire de connerie, tu le sais très bien. »

Ou peut-être pas finalement puisqu'il ne répondit rien.

« Je ne me ferai pas de mal. » ajoutai-je en espérant le convaincre cette fois.

Nous nous observâmes un moment puis il hocha doucement la tête avant de se redresser. Je fis de même, faisant bien attention à prendre appui sur ma jambe gauche et acceptai l'accolade de mon père même si j'avais à présent plus de mal avec toute marque d'affection.

« Tu me fais plaisir et tu reconsidères leur proposition, d'accord ? »

Je ne répondis rien et me contentai de hocher positivement la tête : si ça pouvait lui faire plaisir.

« Et tu me tiens au courant si jamais tu vas voir ce chirurgien sur la côte Est : je veux venir avec toi. »
« Papa... »
« Ce n'est pas négociable. »
« D'accord. D'accord. » répondis-je, sachant qu'il ne lâcherait pas le morceau si je n'abdiquait pas.

Une heure plus tard, allongé dans mon lit, je fixai le plafond, mes doigts glissant sur la plaque de Jack que sa mère avait décidé de me donner à mon retour au pays. Je n'avais pas pu assister à l'enterrement de mon ami car j'avais été hospitalisé en Allemagne quand il avait été inhumé. Lui, il n'avait pas eu ma chance, il ne s'en était pas sorti et c'était pour lui faire honneur que je voulais retourner me battre. J'étais prêt à tout pour ça. Oui, à tout, même à me faire couper la jambe s'il le fallait.

Parce que j'étais fait pour ça et pour rien d'autre. Pour rien d'autre.