Reste. Cinq lettres. Une syllabe. Un seul mot qui restait coincé dans ma gorge. J’étais incapable de le prononcer. Et pourtant, c’était le seul qui me venait à l’esprit en cet instant. Mes joues s’empourpraient, je le sentais et je peinais à masquer ce sentiment de panique qui m’absorbait, me dévorais toute entière. Mon cœur s’emballait. Il aurait pu m’annoncer qu’il allait mourir demain, ça aurait été exactement pareil. J’avais toujours eu cette impression, de toute façon. Que les soldats étaient condamnés à mort. Qu’il n’y avait aucun avenir pour eux. Ce n’étaient que des pions sur un immense échiquier, déplacés au gré des missions. Mais je ne pouvais lui dire le fond de ma pensée. Pas sans risquer de le blesser. « Je suis très fière de toi Tobbie », finis-je par m’entendre dire. Menteuse, me criait cependant mon cerveau. Évidemment, que tout ceci n’était qu’un mensonge, mais pouvais-je seulement le lui avouer ? En vérité, j’étais en colère. Après l’enfance que nous avions vécut, je ne pouvais concevoir qu’il s’engage sur cette voix. Notre géniteur, ce même homme que je répugnais à appeler mon père, n’était jamais là. Son visage avait toujours été flou dans ma mémoire. Et je lui en voulais pour bien plus que ses absences. Il n’était jamais à la maison certes, mais il nous avait surtout laissés seuls avec une mère qui supportait mal ces absences et ces angoisses répétées. Une mère qui avait tendance à être plus intéressée par les informations du jour concernant les soldats envoyés en mission que par ses propres enfants. Je pouvais le comprendre. Mais je ne pouvais lui pardonner de nous avoir ainsi ignorés. Mais j’avais Tobbie, il veillait sur moi et il me consolait quand des larmes en venaient à dégringoler sur mes joues pâles. Ne fais pas ça, ne m’abandonne pas, avais-je envie de lui dire. Je ne voulais pas qu’il s’engage. Je ne voulais pas qu’il s’en aille. Parce que jusqu’à présent il avait été là pour m’épauler. Mais qui m’épaulerait s’il s’en allait ? Mais je n’avais pas la force de le lui dire. Pas la force de briser ses rêves. Alors je l’ai serré dans mes bras. En priant pour qu’il me revienne un jour.

Il y aurait pu y avoir elle. Amy. Il y avait toujours eu Amy. Amy et Seeley. Mais un jour, j’étais devenue la dernière roue du carrosse. Il l’avait préférée elle. Et à partir de ce moment, elle avait été rayée de ma vie. J’étais comme ça. Impulsive et sanguine. Et ma fierté n’avait pu souffrir d’être ainsi éconduite. Mes pensées étaient perverties par la jalousie. Et je ne pouvais supporter l’idée de me retrouver en leur présence alors qu’ils étaient tous les deux. Je l’aimais. Du moins, à cette époque, il s’approchait le plus de ce que je pensais être l’amour. Mais c’était elle qu’il avait choisi. Et trop orgueilleuse, je ne pouvais me contenter d’être le second choix. J’ignore ce qu’Amélia est devenue. J’imagine même que je n’ai jamais voulu le savoir. Il n’y avait qu’une chose dont j’étais sûre : désormais, ma vie allait être terriblement solitaire. La solitude ne m’avait jamais réellement pesée. Mais désormais, je savais que les épreuves que j’aurais à endurer, j’allais devoir les endurer seules. Un père absent, une mère démissionnaire et je pouvais désormais ajouter une meilleure amie traitresse et un grand frère nouvellement militaire à la liste. Je détestais les militaires. Ils n’avaient été que créés pour briser le cœur de leurs proches. Créés pour leur faire mal. Ils m’avaient fait mal. Ils ne cesseraient de toute évidence jamais de me faire mal.



Il était plus beau que je n’aurais pu me l’imaginer. Plus grand aussi. Et dès que mon regard avait aperçu ses iris océaniques, j’ai su qu’il y avait quelque chose. Une chaleur étrange envahissait mon estomac. Mon cœur s’était mis à battre étrangement. Et mes joues c’étaient empourprées. Je ne sortais pas souvent de mon magasin. Mais quelque chose m’avait attiré loin de mes fleurs. Le destin ? « Meghan, je te présente Cillian … ». Je n’écoutais plus. Cillian. C’était donc ainsi, que cela se produisait. J’avais l’impression d’être parcourue de décharges électriques. Il était si beau. Il avait ce genre de beauté insolente qui me plaisait tellement, mais qu’on était toujours persuadé de ne pouvoir voir qu’à la télévision. Mais lui, il était réel. Et je ne pouvais pas l’avoir. Un fantasme inaccessible, en raison d’une amitié déclamée envers un homme qui n’était autre que mon frère. J’étais son amie. J’étais sous sa protection. Mais chaque fois qu’il me parlait, je rêvais de le faire taire d’un baiser. Chaque fois qu’il m’étreignait, je rêvais d’enfouir mon visage dans son cou, de l’y embrasser. Et parfois dans mes rêves, il partageait ces désirs que j’avais. Mais il n’était que mon ami. Nous n’étions qu’amis. Rien d’autre.

Un jour, le téléphone a sonné. Et je savais à quoi m’attendre. Dès l’instant où j’ai décroché. L’hôpital ne prenait jamais la peine de vous appeler, quand il y avait de bonnes nouvelles à annoncer. Ils n’avaient pas eu besoin de parler, j’avais compris. Et dès l’hors, je m’étais branchée sur pilote automatique. Alors même que j’arpentais les couloirs désespérément blancs de l’hôpital à l’air aseptisé, j’étais en deuil. Il ne se réveillerait jamais. Les médecins étaient pessimistes, mais étaient d’avis qu’il y avait encore une chance. C’était le genre de phrase toute faite qu’ils sortaient pour redonner de l’espoir à ceux qui n’y croyaient plus. Mais moi justement, je n’y croyais plus. Et je n’avais pas besoin d’espoir. Je m’étais préparé à ce moment dès qu’il m’avait annoncé qu’il deviendrait soldat. Je le savais condamné à mort, aussi ne pleurais-je. J’étais impassible. Inaccessible. Comme si moi aussi, j’étais passée de l’autre côté, comme si moi aussi, j’étais dans le coma, à ses côtés. Et alors que je marchais, que je peinais à mettre un pied devant l’autre, je me suis fait une remarque. Les hôpitaux devraient appeler pour annoncer des bonnes nouvelles, de temps en temps. Ça changerait. La porte s’est ouverte, on m’avait laissé le voir. Et il était là. Il était le seul avec qui j’avais envie de partager mon chagrin. Je me souviens m’être blottie dans mes bras. Pour moi, nous pleurions un mort. Pour moi, il n’y avait plus d’espoir.

Reste. Le mot ne voulait pas sortir. J’avais été face à cette situation de tellement nombreuses fois qu’à force, la douleur n’était plus la même. Pas moins forte. Juste différente, plus supportable, plus prévisible. J’étais entourée de militaires. Je détestais ces militaires, ces connards de soldats qui n’avaient aucune autre ambition dans leur foutue vie que de me faire du mal. Mon père était aux abonnés absents. Ma mère était démissionnaire. Mon frère était mort, relié à des machines, dans une pièce désespérément blanche. Et lui aussi, m’avait abandonné. Je croyais l’aimer avant ça. Mais dès qu’il est partit, j’ai su que j’en étais certaine. Je ressemblais tant à ma mère, les yeux toujours rivés sur l’écran en attendant des nouvelles, que je me suis mise à me détester moi-même. Je détestais ma faiblesse. Je détestais cet amour. Et plus que tout, je le détestais lui, qui m’avait rendue folle amoureuse et qui m’avait abandonné. J’espérais au fond de moi qu’il allait crever. Ce serait plus simple. Au moins, je ferais mon deuil une bonne fois pour toute. Et je lâcherais ce putain de journal dans lequel j’espérais obtenir les réponses que je voulais. Je ne mangeais plus. Je ne dormais plus. Je n’avais qu’une envie, tout quitter et le retrouver. Tant pis s’il fallait que j’en crève. Je devais le lui dire. Lui dire que je l’aimais à la folie. Lui dire que ce putain d’amour était en train de me faire perdre la tête. Mais je n’en ai rien fais. J’aurais pu. Il écrivait. Il m’aurait suffi de glisser ces quelques mots dans une lettre. Sept lettres. Trois syllabes. Deux mots et peut-être aurait-il était à moi. Mais je n’ai jamais rien dit. Et un jour, il a arrêté d’écrire. Probablement était-il mort aussi. Ces soldats … A croire que l’abandon était une des clauses du contrat, lorsqu’ils s’engageaient. Et jamais je ne les avais autant détestés.

Un jour il est revenu. J’aurais pu réagir de milles et une façon. Mais j’avais surtout envie de le gifler, pour tout vous dire. J’aurais pu l’engueuler. Vous ai-je déjà dis, à quel point je haïssais les militaires ? Mais lui, je le haïssais plus encore. Je détestais cette façon qu’il avait de me faire sourire. Cette façon qu’il avait de me regarder. Cette façon que j’avais de penser à lui. Tout le temps. Je détestais ça oui. Dès que j’ouvrais les yeux, je me demandais s’il était toujours en vie quelque part. S’il était en danger. Ou s’il était mort. Je détestais plus encore rêver de lui la nuit. Et surtout, je détestais cette façon que j’avais de vouloir changer pour lui. Cette manie que j’avais de vouloir m’adoucir, de paraître plus femme et moins infantile, d’arrêter d’avoir des idées morbides. Je haïssais sa coupe de cheveux et ses yeux bleus. Je détestais son sourire, celui qui creusait ses pommettes. Je détestais sa façon d’être sexy avec une veste en cuir. Je le détestais de m’avoir fait m’attacher, de m’avoir fait l’aimer. Et je détestais cette envie irrésistible que j’avais d’être à ses côtés. Je le haïssais de faire naitre en moi un tel désir. Oh oui, je le détestais pour tant de raisons, que je ne comprenais pas pourquoi au lieu de le gifler, je l’ai embrassé. Parce qu’il était toujours vivant. Parce que je le voulais. Parce que je voulais m’endormir dans ses bras. Parce que je voulais que mes lèvres gonflées hurlent un plaisir que lui seul me ferait ressentir. Parce que je voulais qu’il soit mien. Parce que je l’aimais. Parce que je voulais m’éveiller à ses côtés. Partager sa vie. Pleurer ses larmes. Vivre ses sourires. Graver son nom dans ma chair. Je crois que je suis masochiste. Et très sincèrement, je n’ai jamais autant détesté les soldats que depuis que je l’aime.

J’aurais pu faire du saut en parachute. Escalader l’Everest. Mais non, j’étais tombée amoureuse. J'avais cessé de fantasmer sur lui, pour l'aimer d'amour. Et en un sens, c’était encore pire, encore plus puissant. Qui pouvait dire, si le cœur fragile qu’il serrait entre ses doigts fins, n’allait pas finir par être écrasé, brisé, lacéré ? Personne. Pourtant je l’aimais. Je lui faisais confiance. Je m’étais cassée la gueule, tête la première, dans une histoire que je n’étais pas sûre de pouvoir gérer. Une histoire qui me faisait du bien autant qu’elle me faisait peur. Une histoire qui me donnait envie de fuir et qui pourtant, m’avait poussé à m’installer chez lui. Désormais, c’était lui et moi. Quelqu’un un jour a dit « l’amour, ce n’est pas de se regarder l’un et l’autre, mais c’est marcher ensemble dans la même direction ». Et j’étais prête. Prête à m’offrir, à m’ouvrir. Prête à aimer.