Vivre sur la base n’était pas franchement la vie dont toute adolescente pouvait rêver, pourtant, je n’avais eu d’autre choix que de m’y adapter, parce que c’était là que ma mère avait décidé d’élire domicile ainsi que mon père. C’était son moyen à elle de prendre soin de nous, de se persuader que s’il nous fallait quelque chose, ses collègues militaires seraient plus à même de nous l’offrir que n’importe quel civil. Son raisonnement n’était pas complètement stupide mais un brin erroné mais je me gardai bien de le lui faire remarquer, quand maman décidait, tout le monde rampait. Mon père était un homme de lettres, incroyablement diplomate et d’une intelligence époustouflante, je m’étais souvent demandé ce qui avait bien pu lui plaire chez ma mère, si froide et distante, tellement à cheval sur la discipline qu’être sa progéniture était la chose la plus étouffante qui soit. J’avais même eu l’audace de lui poser la question alors que ma mère se battait à l’autre bout du monde, un sourire béat effleura alors ses lèvres et il me répondit qu’il l’avait toujours trouvé drôle et brillante mais que rien ne valait son sourire et sa douceur. On ne devait sûrement pas parler de la même personne. Même encore aujourd’hui, ma mère était la figure d’autorité dans le couple qu’elle formait avec mon père, c’était celle qui ordonnait, celle qui beuglait pour tout et n’importe quoi, celle qui voulait respect et ordre où qu’elle passe, celle qui avait fait de mon adolescence un enfer sur terre et qui m’avait poussé à faire tout un tas de conneries à côté desquelles je serais sans doute passées si l’on m’avait offert le choix. Ce qui caractérisait ma mère, c’était son manque de confiance en l’humanité et particulièrement en moi. Partant de ce postulat, je n’eus jamais le droit de faire grand-chose en dehors de l’école et des activités extra scolaires, mes sorties étaient contrôlées et limitées, même à distance et il était hors de question que j’aille au cinéma avec un autre homme que mon père ou l’un de mes frères. J’avais souvent l’impression d’être une erreur de calcul dans les prédictions de ma mère, j’étais la seule fille, la seule à souffrir de ses abus de pouvoir. Et il n’y avait rien qui me foutait plus en rogne que de voir mes frères cadets sortir et s’amuser alors que je devais rester cloitrée chez moi pour rassurer ma mère et sa paranoïa maladive. Nous étions sur la base, que pouvait-il m’arriver de si grave ? J’avais à peine quinze ans lorsque je fis le mur pour la première fois et ce fut Riley qui me réceptionna, se marrant comme l’abruti qu’il était alors tandis que je manquais de me rompre le cou. Nous nous étalâmes tous les deux dans le gazon bien taillé du jardin de mes parents et j’en profitai pour lui administrer un coup de poing sur l’épaule alors que je l’écrasais.

« Aïe ! » marmonna-t-il avec autant de discrétion que possible « Non seulement tu m’écrases avec tes grosses miches mais en plus tu me frappes, je devrais peut-être aller réveiller monsieur Warner pour le prévenir que sa fille fait le mur ! » reprit-il en blaguant alors que je lui administrais un autre coup
« Fais ça et je te tue, nabot ! »

Nous échangeâmes un regard avant que je ne me décide à me lever, troublée, comme d’habitude. On se connaissait depuis l’école maternelle, c’était à lui que notre maîtresse me fit tenir la main et depuis, je ne l’avais pas lâché, sous aucun prétexte. Il était devenu mon meilleur ami faute de mieux et parce qu’autrefois, je m’en contentais, à l’époque où le simple fait de prononcer le mot « sexe » me donnait la nausée. L’adolescence avait fini par se mêler à tout ça, ainsi que les hormones et il était devenu de plus en plus compliqué pour moi de nier l’évidence, nous étions faits l’un pour l’autre, à ceci près qu’il ne semblait pas l’avoir remarqué. Comme chaque fois que nous nous mettions d’accord pour agir comme les sales gosses que nous étions, Seeley était toujours de la partie, marchant dans l’ombre de son frère pour s’assurer qu’il ne lui arriverait rien. Il m’était arrivé de lui en vouloir d’être toujours dans nos pattes avant de comprendre que leur relation de jumeau était aussi importante que mon amitié avec l’un d’entre eux. Je le saluai d’un geste de la main et nous prîmes la direction du parc histoire d’aller fumer quelques cigarettes avec notre groupe d’amis. Quand nous débarquâmes là-bas, j’eus le plaisir de m’apercevoir que certains joueurs de l’équipe de football s’étaient joints au groupe. Je finis d’ailleurs par discuter avec l’un d’entre eux, fullback à la carrure imposante, de deux ans mon aîné et à la gueule d’ange, il avait tout pour plaire à la gamine que j’étais et j’aurais facilement pu concrétiser cette attirance par des moyens plus amusants que des regards éperdus si Riley n’avait pas décidé de mettre son grain de sel. Nous étions sur le point de nous mettre à l’écart pour « discuter » quand je sentis une main empoigner la mienne pour me tirer vers l’arrière.

« On rentre ! »
« Quoi ? Pas maintenant ! T’as qu’à rentrer sans moi, je me débrouille. » répliqué-je avec cet air sûr de moi qui n’était qu’une façade
« De quoi tu te mêles, mec ? Elle te dit qu’elle ne veut pas rentrer. »

Johnny, Brandon ou peut-être s’appelait-il Jude ? Enfin, peu importait son nom, il tenta de se mettre entre Riley et moi, essayant vainement de faire lâcher prise à mon meilleur ami qui vit rouge. Redoutant une bagarre qui aurait attiré l’attention sur nous et donc sur mon escapade nocturne, je calmai le jeu de mon mieux, me positionnant entre eux et acceptant finalement de suivre Whitman, à contre cœur. J’étais mauvaise contre lui et il pouvait être sûr qu’il allait me le payer. C’était toujours la même chose, dès qu’un type s’intéressait à moi, il déboulait et il gâchait tout. Nous empruntâmes le chemin du retour dans le silence le plus total, Seeley se tenait entre nous ne sachant pas trop quoi faire ou quoi dire mais ce fut moi qui rompit le silence.

« Pour qui tu te prends, Whitman, mon père ? »
« Alors c’est ça que tu veux être ? Une salope qui se tape tous les footballeurs du lycée ? Qu’est-ce que tu crois qu’il aurait fait une fois tout seul avec toi, qu’il t’aurait lu des poèmes ? Je suis sûr que ce connard ne sait même pas ce que c’est ! »
« Et alors, qu’est-ce que ça peut te foutre ? Hein ? Est-ce que je viens me mêler de tes histoires de merde ? J’en ai pas le souvenir ! »
« C’est toujours pareil avec toi, on peut pas avoir raison, seulement avoir tort ! Tu peux toujours y retourner si ça te démange tant que ça ! »

La claque partit avant même que je n’ai réalisé que j’allais la lui administrer, elle résonna dans la rue vide et ce fut suffisant pour que je m’en veuille aussitôt mais il m’insultait et pour ça, il n’avait aucune excuse.

« Va te faire foutre ! » lâché-je, hors de moi pour prendre la route vers chez moi d’un bon pas, les larmes aux yeux.

Quand j’entrai dans ma chambre, ma mère, en permission, m’attendait et j’eus le droit au savon du siècle. Je fus punis pendant près de trois mois, heureusement pour moi, il fallut moins de temps que ça pour que Riley et moi nous réconcilions. Pourtant, cette dispute laissa des traces, ce soir-là, je crus entrapercevoir que mes sentiments étaient réciproques et ce fut le cas lors de nos nombreuses disputes au fil des années, toujours sur les mêmes sujets, toujours nourries par une colère qu’on ne s’expliquait pas. Malgré tout et parce que je ne voulais pas l’attendre toute ma vie, je tentai de lui trouver un remplaçant. Le premier fut plutôt médiocre, il ne trouva rien de mieux que de me mettre enceinte alors que je n’avais que seize ans et ce fut mon père qui dut m’emmener à la clinique pour que je me fasse avorter sans rien en dire à ma mère qui aurait probablement frôlé l’attaque. Alors que j’affrontais la pire épreuve de ma vie, c’était Riley qui se tenait à mes côtés, me réconfortant de son mieux. Aucun des hommes que je me trouvai ne furent jamais à la hauteur de ce qu’il pouvait m’apporter et pourtant, ce n’était pas faute d’essayer d’y croire de toutes mes forces mais au fond de moi, j’avais toujours l’espoir fou qu’un jour, il serait à moi, qu’il me verrait enfin. Inutile de préciser que ce fut un coup dur d’apprendre ses fiançailles à une pétasse de passage, encore plus dur de voir qu’il avait l’air heureux et qu’elle lui apportait tout ce dont il avait besoin. Je me souvenais encore du jour où il me l’avait annoncé, c’était seulement quelques semaines avant que la mort ne l’emporte et je n’avais pas pu faire semblant d’être heureuse, j’avais été incapable de partager son bonheur. Naturellement, cela vira à la dispute et nous nous quittâmes fâchés, sauf que cette fois, je n’eus pas le bonheur de lui présenter mes excuses, de lui dire que je lui souhaitais le meilleur avec sa pétasse et que je serais là pour lui, quoi qu’il arrive. Non, la mort le faucha avant que je ne trouve le courage de décrocher mon téléphone. J’avais attendu trop longtemps et rien ne pouvait exprimer avec assez de force ce que je ressentais depuis lors. Rien. Je vivais avec son fantôme tous les jours de ma misérable existence et il n’y avait rien de plus dur que de voir son frère, chaque fois, j’avais l’impression qu’il se trouvait encore là. Je me tins loin des Whitman jusqu’à ce que je fusse capable d’affronter Seeley et alors, nous fûmes inséparables. Nous étions probablement ceux qui avaient le plus souffert de la disparition de Riley, ceux qui avaient le plus de mal à faire leur deuil, ceux qui ne voulaient pas l’oublier parce que ça faisait trop mal. Ce fut sa disparition qui me conforta dans mon projet professionnel, je ne pus sauver l’une des personnes les plus importantes de ma vie, je comptais bien en aider d’autres en espérant que ça ferait redescendre mon sentiment de culpabilité de plusieurs crans.


Depuis la mort de Riley, Seeley et moi tentions de nous contacter au moins une fois par semaine, j’avais besoin de savoir qu’il allait bien, d’être certaine qu’il était en sécurité, aussi relative que cette sécurité fût. Depuis la mort de son frère jumeau, j’avais ce besoin viscéral de prendre soin de lui, d’être le plus proche possible de lui pour être certaine qu’il ne manquait de rien. Ca devenait probablement malsain et un brin étouffant mais c’était plus fort que moi, le contrecoup de la perte que nous avions subie. J’ignorais comment il avait pu retourner sur le front après un tel choc et j’avais tenté de l’en dissuader, sans grand succès. J’avais, malgré moi, reporté une partie de l’amour que j’avais pour Riley sur son frère, comme si une petite part de Riley vivait en Seeley. C’était ridicule et j’eus le loisir de m’en apercevoir. Ils n’étaient pas identiques sur tous les points, ils étaient deux personnes différentes et cette constatation me permit de mettre en marche le processus du deuil, celui qui semblait peu désireux de s’achever. Depuis deux ans, je ne vivais plus que pour mes études, ma famille et celle de Riley. Je n’étais plus intéressée par l’idée de fréquenter des hommes, par l’idée de construire quoi que ce soit alors que tout pouvait être soufflé en un rien de temps, je préférais préserver ce que j’avais déjà et ça passait par le fait d’attendre Seeley à chaque permission. J’attendais sur le parvis avec les petites amies et autres femmes anxieuses, je n’y avais pas vraiment ma place mais cela ne m’empêchait pas d’ignorer les regards et les règles. Chaque fois, c’était le même cérémonial, je pleurais en le voyant, le prenant un moment pour son défunt frère avant de le serrer dans mes bras et de réaliser qu’il n’était pas Riley, son odeur n’était pas la même, son étreinte n’était pas la même. Puis je finissais par le raccompagner chez lui, quand je n’étais pas accompagnée de ses parents, on mangeait tous ensemble, ma famille et la sienne et puis on terminait dans un bar de la base, discutant de tout et de rien mais surtout de rien. Ce soir-là n’échappa pas à la règle, à ceci près que nous avions fait l’erreur de parler de Riley, ce qui nous invita à boire plus que d’habitude, trop, sans doute. De plus faible constitution que Seeley, je fus la première à rendre les armes, finissant par m’endormir à moitié, la tête posée dans mes bras alors qu’il jouait aux fléchettes avec des amis à lui.

« Reese… » m’appela-t-il en me secouant avec douceur « viens, on rentre ! »

Je répondis par un grommellement, peinant à ouvrir les paupières mais je trouvai tout de même la force de le faire et même de me mettre sur mes pieds, manquant de m’étaler de tout mon long, ce qui le fit rire alors qu’il passait mon bras autour de sa nuque pour me permettre de garder l’équilibre.

« T’as bu autant que moi, pourquoi c’est toi qui me portes ? » m’enquis-je avec un faible sourire
« C’est parce que je sais boire et pas toi ! » dit-il en ricanant bêtement alors que nous avancions lentement vers chez nous

Je tentai de le frapper mais mon poing tapa dans le vide et cela manqua de me faire tomber, heureusement, il me rattrapa de justesse avant que je ne m’étale lamentablement. Talons et alcool ne faisaient pas bon ménage. Ses mains étaient posées sur ma taille et mes bras passèrent naturellement autour de sa nuque, nous nous observâmes un moment jusqu’à ce que je vienne chercher ses lèvres, la téquila me donnant plus de courage que j’en avais réellement. Le reste était un vague méli-mélo de sensations, ses mains sur moi, mes lèvres sur sa peau alors que je le délestais de ses vêtements, des soupirs, des sourires et quelques mots échangés dans l’urgence. Mes parents et mes frères étaient occupés ailleurs et fort heureusement pour nous, il n’y aurait pas de témoins de notre crime. Lorsque j’ouvris les yeux, au petit matin avec un mal de crâne monumental, mon premier réflexe fut de me dire que j’avais rêvé tout ça jusqu’à ce que je réalise qu’on me tenait fermement et qu’un souffle régulier balayait ma nuque. Mais le pire fut de voir la tronche de mon frère quand il ouvrit la porte pour y trouver deux personnes au lieu d’une. Ce fut comme un coup de jus, je me redressai vivement, réveillant mon invité imprévu en même temps et j’attrapai mes cigarettes pour m’en allumer une et essayer de faire passer le martellement qui m’éclatait le crâne.

« Tu devrais rentrer chez toi, Seel ! » dis-je sans oser le regarder

Qu’avions-nous fait ? J’étais assez ivre la veille pour croire que je m’envoyais en l’air avec Riley en personne, c’était excusable quoi qu’impardonnable mais si j’avais bel et bien conscience qu’il s’agissait de son frère, c’était pire, j’étais la reine des salopes. Et j’étais tout bonnement incapable de me souvenir de quoi que ce soit. Incapable. J’en aurais chialé ! Il s’habilla à la hâte, sans un mot et m’abandonna là, nue et en proie au pire. J’étais une traînée et je me détestais pour ça. Si seulement Riley était encore là.