Indiana n'a jamais bien su ce que faisait ses parents. Elle savait qu'ils étaient amoureux, mais d'une drôle de manière. Ils ne l'étaient pas comme ceux de ses copines à l'école. Ils ne se disaient pas tout le temps des « je t'aime » et s'embrassaient peu devant elle, mais ils avaient une façon de se regarder et lorsqu'elle voyait ce regard dans leurs yeux, elle savait qu'ils étaient amoureux. Et ça lui suffisait. Sa mère travaillait de nuit, et elle aimait bien la regarder se préparer. Elle était belle : bien maquillée, avec un rouge à lèvres très foncé qu'elle lui piquait souvent pour jouer quand elle était seule, et des vêtements très marrants qui lui donnaient l'impression que sa mère travaillait dans la savane. C'est son père qui s'occupait d'elle le soir. Il lui donnait le bain et la couchait, après qu'ils aient dîné ensemble, tous les trois. Le dîner était le seul moment où ils étaient une vraie famille. Indiana était souvent la seule à parler, oubliant presque de manger ce qu'il y avait dans son assiette. Elle racontait ses journées à l'école et les dessin-animés qu'elle avait regardé en prenant son petit-déjeuner. Tout ça la rendait heureuse. Pas plus qu'un autre enfant, mais c'était suffisant. Parfois des gens venaient à la maison, pour récupérer des petits sachets. Elle pensait que c'était de la farine, mais son père lui avait dit que non et que si elle y touchait, elle mourrait et lui aussi. Elle n'avait jamais trop compris ce que ça voulait dire, mais elle obéissait. Parce qu'elle était sage.

Un soir, juste après que sa mère l'ait embrassée sur le front et soit partie pour le travail – elle l'avait regarder sortir, avec ses hauts talons et avait souhaité être aussi belle que sa mère – quelqu'un avait frappé à la porte. Et des cris avaient suivi. « McGuire ! J'sais qu't'es là ! Ouvre cette putain de porte, ou je la défonce. » Indiana, pétrifiée, n'osa bouger. Tandis que l'inconnu continuait de donner des coups, faisant presque trembler les murs. Son père accourut, il prit l'enfant dans ses bras et la cacha dans le placard. Il l'embrassa sur le front, la serra dans ses bras durant quelques secondes. La gamine ne dit rien, elle était seulement perdue et effrayée. Elle n'arriva même pas à pleurer. « Indy, ne bouge pas de là, quoiqu'il arrive. Ne bouge pas, ne parle pas, ne fait rien tant qu'il n'est pas parti. Tu m'as bien compris ? » Elle hocha de la tête. Et il ferma la porte. Elle pouvait voir à travers les fissures, et les cris étaient toujours aussi forts. Un bang la fit sursauter. Et elle posa ses mains sur sa bouche pour s'empêcher de crier, ou de respirer trop fort. C'est ce que les gens faisaient à la télévision. Elle vit l'homme entrer. C'était un ami de son père, du moins elle n'en était plus trop sûre.  Ses oreilles se mirent à bourdonner, alors que la panique se faisait plus grande. Puis elle le vit sortir un pistolet. Et il tira. Son père tomba. L'homme disparut dans la chambre de ses parents, puis revint quelques minutes plus tard. Il enjamba l'homme au sol, cracha à son visage et parti. Elle ignora combien de temps, elle resta dans le placard avant de sortir, pour essayer de réveiller son père. Mais lorsqu'en Indiana sortit, rampant jusqu'à lui, elle senti un liquide chaud sous son ventre, contre ses mains. Alors, elle pleura. Et elle resta comme ainsi jusqu'au retour de sa mère.



Ses pieds se balançaient dans le vide, alors qu'elle observait, d'un œil curieux, le bureau dans lequel elle se trouvait. Depuis qu'elle s'était retrouvée chez sa tante Millie, Indiana ne cessait de faire des crises. De colère ou de terreur, tout dépendait du moment et de son humeur. Lorsqu'on la contrariait, ses petits poings se serraient, son visage rougissait et elle hurlait de rage, jusqu'à s'en époumoner. La nuit, il n'était pas rare qu'elle se réveille en hurlant et pleurant. On l'avait donc envoyée voir un médecin. Elle n'aimait pas cette femme, elle posait toujours des questions sur ses parents et parfois sur ce qu'elle avait vu. Elle voulait lui faire dessiner sa famille ou ce à quoi elle pensait, et Indiana détestait ça. C'était une petite fille triste, en colère, mais surtout orpheline.

Après la mort de son père, sa mère avait bien essayé de s'occuper seule de sa fille. Et un jour, elle avait juste appeler sa grande soeur en lui demandant de venir chercher Indiana, car elle ne pouvait plus supporter le boulot de mère célibataire. Elle avait fait les valises de sa fille, l'avait embrassée et lui avait promis de venir la chercher, lorsqu'elle aurait trouvé un vrai travail pour lui offrir la vie qu'elle méritait.

Un an et demi plus tard, Indiana attendait toujours. Sa tante était une personne gentille, mais elle n'avait jamais vraiment eu la fibre maternelle, elle ne savait ni reconnaître les besoins d'un enfant ni comment les consoler. Indiana se sentait donc seule, abandonnée, et elle pensait la partie de son temps à hurler ou pleurer. Elle effrayait sa tante qui avait décidé de l'envoyer voir un psychologue. Et elle avait pensé qu'une femme serait un bon moyen d'aider la petite à s'ouvrir, à partager ce qui la troublait.

« Tu sais, Indiana, tu peux tout me dire. » La petite secoua la tête. Depuis le début des réunions, un mois plus tôt, elle ne faisait que ça. Elle regarda l'adulte écrire quelque chose dans son bloc note. « Qu'est-ce que tu écris ? » demanda-t-elle farouchement, mais sincèrement curieuse. Elle s'étira sur son siège, comme pour essayer de lire ce qu'elle avait pu noter. Indy avait toujours cette habitude de tutoyer, tout le monde, même si sa tante tentait tous les jours de lui expliquer que ce n'était pas poli. La femme sourit et lui tendit son carnet. L'enfant la regarda, suspicieuse, avant de le pendre dans ses mains. Elle put y lire : refuse de parler, mutisme dû à son traumatisme ? Indiana fronça le nez. « C'est quoi "mutisme" et "traumatisme" ? » De nouveau, la psychologue lui offrit un sourire, et d'une voix douce, elle lui expliqua les mots. Elle lui dit que le mutisme signifiait qu'une personne restait silencieuse, et que dans son cas traumatisme voulait dire qu'elle avait vu quelque chose de choquant, et qu'à cause de ça elle était malheureuse et ne voulait rien dire dessus. Indiana hocha de la tête, et elle eut envie de parler. Comme avant, lorsqu'elle était avec son papa et sa maman, alors elle parla.



Indiana n'a même pas onze ans, elle les aura bientôt. Ses parents lui avaient toujours promis d'aller à New York pour son anniversaire, mais ils n'en ont jamais eu l'occasion, et Millie montrait très peu d'intérêt pour ce genre de chose. C'était futile d'après elle. La gamine avait donc fouillé dans son porte-monnaie et pris tous les billets qu'elle y trouva. En plusieurs mois, elle avait réussi à économiser pas mal entre son argent pour le midi, les billets chipés à sa tante et les pièces qu'elle trouvait dans la rue. Elle avait pu se payer un billet de bus pour New York. Naïvement, elle avait cru pouvoir s'en sortir toute seule. Le voyage c'était étonnement bien passé, elle avait dormi et lu un livre - ou plutôt regardé les images -. Une dame avait même partagé son sandwich avec elle. Indiana avait menti tout le long du voyage, elle avait prétexté retourner voir ses parents après des vacances chez ses grand-parents.

Mais New York City est une grande ville, surtout pour une gamine de dix ans. Elle avait déambulé dans les rues enneigées, crevant de froid et de faim. Puis elle avait finalement sorti ses dernières pièces et avaient appelé sa tante. Elle avait toujours son numéro dans sa poche, c'était une précaution que Millie avait tenu à prendre dès son arrivée.

Mais ce voyage fut sûrement ce qui fit déborder la goûte d'eau, car juste après son retour : Millie la confia aux services sociaux.



Cinq ans après le meurtre, le procès avait enfin lieu. Richard, son père d'accueil, l'avait emmenée dans sa ville natale pour qu'elle puisse témoigner. L'avocat l'avait fait répétée cent fois ce qu'elle devait dire, ce qui avait quelque peu ennuyée Indiana. Elle se souvenait de cette nuit, et encore plus de cet homme. Comment oublier celui qui hantait presque tous ses cauchemars ?

Assisse devant beaucoup trop de personnes, face à l'homme qui l'avait privé de sa famille et non loin de sa mère qu'elle n'avait pas vu depuis plus d'un an, Indiana se tordait les doigts. Elle avait juré de dire la vérité devant Dieu. Elle ne savait même pas s'il existait, ce Dieu. Mais elle l'avait fait, comme on lui avait dit de le faire. Et pour la première fois depuis des années, on lui demanda de raconter de nouveau cette nuit d'août qui avait changé sa vie. Sans surprise, elle pleura. Et elle fut en colère de pleurer.

L'autre avocat se leva et vint se placer devant elle. Elle l'observa avec appréhension, mais soutint son regard. « Indiana, sais-tu pourquoi ton père est mort ? » Elle pointa du doigt l'homme et répondit : « A cause de lui. » L'avocat eut un petit rire et secoua la tête, il lui reposa la question et alors elle fit non. Personne ne lui avait jamais dit pourquoi son père avait été tué, pourquoi l'homme assis de l'autre côté de la pièce l'avait tué. Elle ne savait rien. « Es-tu au moins sûre que mon client, cet homme ici, a tué ton papa ? » Sa voix s'était adoucie, et elle n'aima pas cela. Elle recula jusque dans le fond du siège. D'un ton certain, elle répondit : « Oui, c'est lui ! C'est lui ! »

Tout le monde s'était tu, seuls les sanglots de la gamine se faisait entendre. Elle avait le visage caché derrière ses mains, elle n'osait plus affronter les regards de pitié des gens, mais le sourire de l'homme assis, attendant un verdict, était pis encore. Depuis qu'elle était là, elle repensait à la nuit la plus horrible de sa vie, et elle détestait ça. Puis un bruit attira son attention : des pas dans la salle, une porte qui s'ouvre. Elle entrouvrit les doigts et aperçu sa mère quitter la salle. Indiana ignorait alors qu'elle la verrait pour la dernière fois. Elle pleura un peu plus, et l'avocat de la défense dit alors : « Cette enfant est clairement chamboulée, et je pense que nous sommes tous désolés pour elle. Mais elle ignorait que son père travaillait dans la drogue, et qu'il avait de nombreux ennemis. Mon client rendait souvent visite à la victime, la petite a pu donc confondre. Je ne pense pas que nous pouvons nous appuyer sur son témoignage par conséquent. » Elle ne répondit rien. Sa tête tournait et elle avait juste envie de partir. Indiana sentit quelqu'un la prendre gentiment vers le bras et l'entraîna hors de la pièce, où le père de sa dernière famille d'accueil l'attendait.

Ce fut seulement le lendemain qu'elle apprit que Richard Williamson fut condamné à vingt-cinq ans de prison.



L'assistante sociale se tenait comme un piqué à côté d'elle. Indiana avait les épaules courbées et le visage baissé. Elles attendaient derrière une porte qui mettait un temps fou à s'ouvrir, c'était celle de sa nouvelle famille d'accueil : les Coleman. La jeune adolescente ne restait jamais très longtemps dans une famille. Ils ne la comprenaient pas et la considéraient souvent comme une moins que rien, ils avaient aussi pitié d'elle et elle avait l'impression de les effrayer. Elle finissait toujours par vouloir attirer leur attention : en volant ou en fuguant. Et ils se débarrassaient d'elle. C'était si facile.

Cette journée particulière, le lendemain de l'anniversaire de la mort de son père, l'avait rendue maussade. Et elle comptait ne faire aucun effort avec ces personnes. Elle avait pleuré, encore. Mais elle ne voulait pas qu'ils le voient. Comme beaucoup d'autres enfants placés, Indiana s'était forgée un carapace, un masque, derrière lesquels elle dissimulait ses sentiments. Tout le monde savait que c'était plus facile comme ça.

Indiana savait que ça ne serait pas différent ici. Et alors que l'assistante lui affirma qu'elle avait beaucoup de chance et que les Coleman étaient des personnes vraiment charmantes, elle pensa que dans trois mois ils finiraient par en avoir mal d'elle. Puis la porte s'ouvrit sur une famille plutôt atypique, enfin les parents semblaient très gentils avec deux grands sourires, deux filles se tenaient à côte d'eux - biologiques, pensa Indiana - et puis deux garçons, dont un indien étaient également présents. Ils l'accueillirent chaleureusement. Ce fut la première fois qu'Indiana se sentit désirée quelque part depuis qu'elle s'était retrouvée sans père.

Et elle se surprit à penser qu'elle aimerait bien rester avec eux. Longtemps.




Et elle était restée chez les Coleman, aussi longtemps que la loi le lui avait permis. Ce fut parmi eux qu'elle découvrit une certaine stabilité, l'amitié, le sentiment de fraternité, son premier amour... Son minois retrouva le sourire. Elle s'attacha à chaque membre de sa nouvelle famille. Et lorsqu'elle eut dix-huit ans, qu'elle fut libérée de tout tuteur, elle ne les quitta pas complètement. Elle partit s'installer avec son meilleur ami, celui qu'elle considérait comme une frère depuis presque dix ans : Sajiv.

Ensemble, ils avaient fait les quatre cents coups, et ils ne comptaient pas s'arrêter là. Mais Sajiv, c'était plus qu'une personne avec qui elle pouvait rire : il était également son confident, celui qui finissait toujours par la consoler après une rupture et qui ne lui disait jamais "je te l'avais bien dit". Ils s'entraidaient, c'est pour ça qu'une colocation entre eux avait été logique. Ils en avaient même toujours parlé. Et même si leur complicité n'était pas toujours perçue d'un bon œil, particulièrement par les personnes avec qui ils avaient pu sortir, eux s'en amusaient.

Et ils n'avaient pas vraiment envie que ça change.