Pour la première fois, son âge me frappa et cela me fit l’effet d’un coup de poing sur la gueule. Quand avait-il vieilli, au juste? À quel moment les cernes, les rides et les cheveux gris étaient-ils apparus sans que je ne m’en fusse aperçue? Il m’avait toujours semblé que le passage du cycle des saisons ne concernait pas mon père. Durant nos dix années de vie commune, il avait toujours dégagé cette même vivacité de corps et d’esprit qui m’avait frappée lors de notre première rencontre et ce, jour après jour, année après année. Pourquoi se dressait devant moi mon père avec cet air aussi… décrépit? « Vous êtes malade ou quoi? » s’écria Alek. Une idée folle traversa l’esprit d’Alek et il se jeta sur mon père. Hébétée par la douleur qui résonnait dans mon crâne, je les regardai se battre. Alek était remarquablement bon au corps-à-corps et ses coups étaient puissants, mais mon père avait plusieurs années d’expérience derrière la cravate. Mon père expédia Alek dans les pommes en usant à son avantage quelques points de pression sur le corps de son assaillant. Alek tomba comme un pantin désarticulé à un mètre de distance d’où je me trouvais. Je levai mes yeux vers mon père et constatai que son nez saignait. « On part dans cinq minutes » m’informa-t-il. Il s’éloigna sans jeter un regard vers l’arrière en trainant de la jambe droite. À côté de moi, Alek commençait déjà à remuer. Il me dévisagea pendant quelques secondes d’un air profondément confus en faisant une grimace qui aurait pu être comique en d’autres circonstances, puis il sembla être parvenu à démêler la situation actuelle d’un seul coup. Je n’eus pas à dire quoi que ce soit, il devina tout seul : « Tu t’en vas » me devança Alek, le ton accusateur. « Je n’ai pas le choix. » Je savais qu’il m’était tout simplement impossible d’abandonner mon père. Encore moins à présent, maintenant que je réalisais à quel point la vie l’avait rendu… usé. Je me levai avec prudence et empruntai le même chemin que mon père, marchant dans ses pas. « Attend! » fit Alek, mais je fis comme si je n’avais rien entendu, continuant ma route. J’étais bien la fille de mon père, finalement. Ce dernier avait déjà rassemblé la majorité de nos affaires, mais je l’aidai à empaqueter nos derniers effets personnels. Nous partîmes côte à côte et nous ne nous retournâmes pas.

Le mois de septembre s’écoula et la santé de mon père continua à se détériorer, comme si le poids du temps passé s’était soudain abattu sur lui d’un seul coup. Il faiblissait rapidement et ni l’un ni l’autre n’étions idiots : la fin approchait. J’imagine que les médecins auraient pu le soigner, mais je savais qu’il n’accepterait jamais de mettre un pied à l’hôpital. Il se contentait de boire un élixir confectionné à base de plantes médicinales et à prendre quelques médicaments achetés à la pharmacie, mais il était évident qu’une toute autre gamme de médicaments serait nécessaire pour le guérir. Quand Octobre se pointa du nez, l’état de santé de mon père continuait de se détériorer. Il ne chassait plus, n’en ayant plus la force. Sous la supervision de mon père, je me chargeais donc de ramener le repas et je m’occupais des besognes quotidiennes : désosser les prises, traiter les peaux et les fourrures, préparer les repas, laver nos vêtements, entretenir l’équipement… Ce soir-là, la nuit était particulièrement belle. Aucun nuage ne venait obscurcir le ciel et il était possible d’admirer les étoiles étincelantes dans le ciel, sans parler de la lune, brillante et ronde. C’était une nuit de pleine lune. Aussi, mon père ne s’éclipsa pas dans sa tente peu de temps après le soupé. Après de longs et pénibles efforts, il parvint à allumer un feu. « J’attendais le bon moment pour te le donner » dit-il brusquement, alors que nous veillions en silence. Il me tendit un couteau en forme de croissant de lune. Il était entièrement blanc, taillé dans de l’os, et se séparait en deux petites dagues. Ce fut le dernier couteau qu’il m’offrit. « On chasse à l’aube demain. Tu ferais mieux d’aller te reposer à l’intérieur de la tente » finis-je par dire. « Non, j’ai envie de dormir à la belle étoile » répliqua mon père. « Veux-tu une couverte? » « Je suis bien comme je suis. » « Comme tu veux. Je vais me coucher. » Quand je me levai le lendemain matin, j’eus l’impression que quelque chose avait changée au courant de la nuit. Près du feu qui s’était éteint était étendu mon père, la peau grisâtre et froide, le regard fixé vers le ciel comme quand je l’avais quitté, mais désormais, mon père n’était plus du monde des vivants.